Dominique Wolton
Les facultés ont été les premiers lieux publics brutalement fermés et seront les derniers à réouvrir, après le 15 février, d’après les informations actuelles. C’est-à-dire au moment où les étudiants partent généralement en stage hors des universités. Bravo !
Ils ne disent rien, les étudiants, pour le moment. Ils sont sages. Ils n’ont de toute façon qu’à bien se tenir car ils sont implicitement coupables, comme tous les jeunes, de ne pas être sérieux, de ne pas respecter les consignes, et de chercher à faire la fête. D’ailleurs, c’est bien connu, ils ont directement contribué aux difficultés du premier déconfinement. En un mot, ils ne sont pas très obéissants ni responsables. Et puis ils sont jeunes, de quoi se plaignent-ils encore ?
Une jeunesse sans idéaux et sans horizon
On retrouve bien là les démons de nos sociétés de vieux qui n’arrêtent pas de se méfier des jeunes, de les ignorer et de dénoncer leur irresponsabilité. Mais les adultes d’aujourd’hui se souviennent-ils de leur soi-disant sens de la responsabilité quand ils étaient jeunes ? Oui, les adultes sont irresponsables d’être à ce point indifférents, menaçants et critiques à l’égard des lycéens, étudiants, et de la jeunesse en général. Depuis combien d’années on ne donne plus d’idéal politique, culturel, spirituel, esthétique aux jeunes ? En règle générale, on ne leur transmet ni valeurs, ni générosité, ni ouverture vers le monde et ni vers autrui. Rien en dehors de la mondialisation financière et économique. Les jeunes ? Qu’ils fassent leurs études puisqu’ils sont « privilégiés », ce qui n’est pourtant pas le cas majoritairement. De toute façon, les étudiants ont ce choix étincelant : devenir chômeurs ou s’embarquer dans la folie des classements et de la hiérarchie des « bonnes » filières, dans la pure tradition des visions élitistes de l’université et des grandes écoles. Pourquoi d’ailleurs avoir honte à ce point de l’université de masse, qui n’est pourtant que la suite logique des idéaux démocratiques ? Pourquoi cette obsession de la sélection, identifiée à la qualité ?
Aucune attention à l’égard des étudiants, ni de la part de la gauche, ni de la droite, ni des technocrates et autres élites. Seuls les parents et les amis connaissent les dégâts de leur solitude. Ils sont tristement confinés derrière leurs écrans, dans leurs chambres souvent minuscules, en tout cas très rarement agréables. Là, ils se vouent corps et âmes aux Gafam en attendant les promesses toujours mirobolantes des nouveaux écrans et autres smartphones de cinquième, sixième, septième, huitième génération… L’horizon ? Le chômage et les illusions du numérique. Et pour survivre, ils passent leurs soirées, voire leur nuits, à être livreurs. Quelle aventure, quel progrès, quelle créativité, au mépris le plus souvent des règles élémentaires de sécurité. Où sont les bourses, le RSA, mais aussi les cités universitaires, les logements ? Sans parler du sort bien pire réservé aux étudiants étrangers, fermement incités à repartir sans pratiquement aucune attention ni information quant à leurs possibilités de retour.
L’enseignement ne peut se passer des rapports humains
Oui, pour le moment ils sont sages, ils ne disent rien, confinés, perdus, dans une solitude affective sans joie ni projet. Et ce constat peut être élargi à toute la jeunesse et presque aux lycéens, laissés eux aussi en bonne partie en déshérence. Où sont les projets nationaux ? Où est l’Europe ? Quand multiplier enfin par cent Erasmus ? Quand créer ces universités européennes que les jeunes attendent tout à fait naturellement ? Où sont les utopies ? Tout est au congélateur. Une jeunesse perdue dans des sociétés de vieux. Taisez-vous, ennuyez-vous et ne vous faites pas remarquer. « La jeunesse est en jachère » (Wolton, 2020). On ne veut même rien savoir des troubles psychiques occasionnés par tant de dévalorisation. Combien y a-t-il d’ailleurs de services médicaux spécialisés dans les universités pour aider les étudiants par rapport à leurs souffrances psychologiques ? Les connexions techniques remplacent les contacts humains.
Sur le fond de la question de l’enseignement, quand va-t-on enfin entendre ce que répètent beaucoup trop sagement les professeurs et les étudiants : la pauvreté incroyable de l’enseignement à distance et les dégâts non moins incroyables créés par l’omniprésence des écrans ? Où sont les contacts, les paroles, les séductions, le contexte, le jeu des corps ? Les professeurs ne pourront pas rester longtemps des « distributeurs ». L’enseignement est encore plus compliqué que le télétravail, dont on réalise enfin les limites après des années d’intox sur ce que devait être « le plaisir et la liberté du travail à domicile »… À l’université, il s’agit d’apprendre, de transmettre des connaissances, de débattre, de s’ouvrir sur le monde, de retrouver l’histoire, les savoirs et les autres cultures. L’enseignement, c’est de moins en moins de la technique au fur et à mesure que celle-ci est omniprésente. L’essentiel, comme toujours, ce sont les rapports humains. Les étudiants, comme les travailleurs d’ailleurs, sont d’abord des êtres sociaux qui ont besoin des autres pour vivre, penser, apprendre, créer.
Bref, rien n’y fait, les étudiants ont été lâchés depuis longtemps et réduits au silence. Ce qui leur reste ? Le rire et l’humour. Désemparés, ils ont tout de même envie de vivre et de s’amuser. Qu’ils conservent ce trésor…
Combien de temps resteront-ils aussi sages et obéissants ? Dans ce merveilleux contexte, comment peuvent-ils croire encore qu’ils vivent la plus belle période de leur vie ? Silencieux, on les oublie ; en colère ou en grève, on les trouve irresponsables. D’ailleurs, quand ils se réveilleront, ils deviendront sans doute aussi les portes-paroles d’une jeunesse que dans l’ensemble on n’aime guère, et ce depuis bien longtemps…
Référence bibliographique
Wolton, D., Vive l’incommunication. La victoire de l’Europe, Paris, éd. François Bourin, 2020.