Dominique Wolton

Depuis la Covid, il y a toujours un clavier entre l’autre et moi. Fini les contacts et les rapports directs. Le masque réduit l’échange au minimum puisque le visage est à moitié barré. On ne voit qu’un regard, bien difficile à interpréter, sans le reste du visage. Quant aux gestes… ils sont réduits aux « gestes barrières », ce qui veut bien dire ce que cela veut dire. L’autre est mis à distance physique. C’est toute la communication humaine qui s’est atrophiée, et qui donne raison à ceux qui depuis longtemps en dénoncent les limites au profit, au contraire, de la parfaite et séduisante communication technique. D’ailleurs, au début du confinement, au printemps 2020, on a plébiscité cet enfermement technique. On était finalement bien, « à distance », chez soi, sans se rapprocher ni se toucher, à caresser l’écran et le clavier. C’était vrai aussi bien pour le travail que pour les courses, l’éducation, les loisirs, les échanges. Tout était possible dans le distanciel. Enfermés et heureux. Avec la découverte de la liberté numérique et la performance des plateformes.

Après quelques mois de « bonheur » et un deuxième confinement, l’horizon s’est pourtant assombri. Une angoisse sourde s’est installée. L’autre menaçant, dont on pensait s’être débarrassé grâce aux « industries de la distance », s’est mis à nous manquer terriblement. Dangereux et encombrant, il est tout de même redevenu indispensable. L’omniprésence numérique n’a pas suffi à remplacer le besoin physique de proximité, voire de promiscuité.

On en est là. S’installe alors subrepticement un repli sur soi, et l’autre nous manque !

C’est là où l’on retrouve la victoire de la communication humaine, par rapport aux limites de « l’encagement » et son angoisse silencieuse.

Oui, on a besoin des collègues, du travail collectif, de la fête, des cafés, de la rue, des amis, des commerces, des amours. Besoin de se disputer, de se toucher, de se séduire, de se parler. Échapper à la famille, au couple, aux proches. Sortir du clavier et du silence. L’autre, on peut s’en passer ; les autres, beaucoup plus difficilement. Oui, nous sommes des êtres sociaux. Sinon on étouffe. Terrible prise de conscience : difficile de se passer de la communication humaine, même si elle est décevante, fatigante, bruyante, compliquée. Lentement, la technique et la liberté, qui fascinaient, glissent vers l’ennui et la solitude.

Merci à la Covid d’avoir permis de réaliser, en accéléré, l’importance et la complexité de la communication humaine, en dépit des performances inouïes de la communication technique. On ne vit pas avec le télé-achat, le télé-sport, le télétravail, la télé-éducation, les télé-loisirs, les télé-séductions, aussi performantes soient les interfaces. Oui, la communication humaine est plus lourde, plus lente, frustrante, contraignante, mais c’est cela la communication, même si les interactivités techniques sont séduisantes.

Bref, nous ne pouvons vivre dans la durée qu’au contact des autres, même si cela craque souvent. La vitesse, la liberté et les performances techniques ne finissent pas par faire une communication humaine. Terrible et modeste prise de conscience. En même temps, quelle joie, car chacun devine la différence radicale entre interactivité et communication. Entre les techniques et les Hommes.

Et dans cet horizon, avec le risque médical et la maladie, on a tous retrouvé la nécessité vitale du contact humain des corps et des autres. Les hôpitaux ? Les plus grands symboles de la communication humaine, avec les espoirs, les drames et les silences. On retrouve les cinq sens de la communication (odorat, ouïe, vue, goût, toucher) et surtout l’importance du corps au cœur de la communication humaine.

Cette liberté nouvelle, acquise au prix de la technique et de l’enfermement, n’a finalement pas suffi.

Merci, d’une certaine manière, à cette pandémie d’avoir permis, au-delà de toutes les tragédies humaines, de voir les limites des « solitudes interactives ». Merci d’avoir permis de comprendre que même si l’autre est souvent encombrant, il est aussi celui sans lequel je ne peux pas vivre, aimer, travailler, apprendre, consommer, voyager…

La communication humaine, fondamentale et tellement brocardée, redevient notre chance pour domestiquer la communication technique. Oui à celle-ci, évidemment, mais à condition de la laisser à sa place, rien qu’à sa place. Cesser de l’anthropomorphiser. Après tout, ce sont les êtres humains, qui vivent, communiquent, aiment et meurent. Pas les robots, ni les tuyaux.

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