Dominique Wolton

Après des années de recherche consacrées à la communication sur des terrains très différents, des mœurs au travail, de l’information au journalisme, des médias à la communication politique, des Outre-mers à la francophonie et aux langues romanes, d’internet à l’Europe, de la mondialisation à la diversité culturelle, de la communication à l’épistémologie des connaissances, je peux résumer la théorie politique de la communication que je défends.

I. Communiquer c’est vivre

La communication est probablement une des activités humaines les plus fondamentales et l’une des plus universelles. Chacun recherche l’autre pour échanger, partager, aimer, inventer, tant au plan individuel que collectif. Vivre, c’est communiquer. Après des siècles de combat, la communication est devenue, avec l’information, le symbole politique et culturel de la liberté et de l’émancipation.

Mais aujourd’hui, la communication est dévalorisée, souvent identifiée à « la com » et à « la manipulation ». La découverte des difficultés de la communication humaine, au fur et à mesure de l’expansion de la liberté de communiquer, n’est sans doute pas pour rien dans cette dépréciation actuelle. D’autant que simultanément, les progrès techniques du même nom (radio, télévision, internet) donnent le sentiment que les « tuyaux » compensent les difficultés de la communication humaine, voire l’améliorent. Surtout à l’heure de la mondialisation, où le temps et l’espace semblent conquis. Du coup, la communication humaine n’a plus, dans la réalité comme dans la théorie, la place qui devrait être la sienne. Elle n’a plus la même légitimité qu’hier. Il faut dire qu’elle est devenue si banale (sauf dans les dictatures, bien sûr) qu’elle ne fascine plus. On est par contre beaucoup plus séduit, et intrigué, par les performances croissantes de la technique que par les hésitations et les lenteurs de la communication humaine. Il suffit de voir les promesses de la 5G…

L’information, jusqu’à aujourd’hui, n’avait pas subi la même dépréciation. Les faits et la vérité restaient au contraire l’horizon de l’information. Et la technique, toujours plus performante, allait dans le même sens. Tout techniquement devait rendre l’information plus facile et objective. Mais là aussi, un processus de dévalorisation s’est progressivement mis en marche. Beaucoup plus d’information et de vitesse de transmission n’ont pas créé plus de vérité et d’objectivité, mais au contraire plus de rumeurs, de doutes et de mensonges. Rupture totalement inattendue, jusqu’au triomphe aujourd’hui des infox. Résultat ? L’information se dévalorise maintenant presque aussi vite que la communication. Tout le monde pense que tout le monde ment et cherche à manipuler tout le monde. L’information et la communication sont donc finalement attaquées par le même processus de dépréciation et de délégitimation. Dans la communication, c’est l’idée de manipulation qui l’emporte sur celle d’échange et de partage. Pour l’information, c’est l’infox qui s’impose, au détriment de la recherche des faits et de la vérité. Catastrophique car il s’agit de deux piliers indispensables de la démocratie.

Certes, il y a toujours une dualité de l’information et de la communication, avec un aspect positif et négatif, comme dans toutes les activités humaines : il suffit de penser à la politique, l’économie, la religion, etc., mais aujourd’hui, la suspicion, le doute et la dimension négative l’emportent.

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Face à cette dégringolade du couple information-communication, on assiste à l’opposé à l’émergence des valeurs positives de l’écologie, l’autre grand défi théorique et politique du 21e siècle. Là où la communication et l’information déçoivent, voire inquiètent, l’écologie plaît et gagne en légitimité. Elle est le symbole du combat pour respecter la nature, l’environnement et les animaux. Là où le couple information-communication est identifié à des tentations de manipulations mutuelles, l’écologie est au contraire perçue comme objective et juste.

Mais c’est oublier qu’il est plus facile de cohabiter pacifiquement avec la nature et les animaux qu’avec les Hommes. La nature ne parle pas ; les Hommes, par contre, parlent sans cesse — et rarement pour s’entendre pacifiquement… La communication est donc une activité beaucoup plus difficile à réussir que l’écologie, même si celle-ci rencontre également beaucoup d’obstacles. On assiste donc à un processus étrange : la valorisation de l’écologie, la dévalorisation de la communication, alors même qu’il n’y a pas d’écologie sans communication avec tous les avantages et les inconvénients connus. L’écologie n’est d’ailleurs pas toujours irénique et pacifique. On peut même être un parfait écologiste et simultanément être violent, arrogant, sans égards pour l’autre… Le respect de la nature et des animaux ne garantit en rien, hélas, malgré les discours, un plus grand respect des autres cultures. Et les écologistes sont beaucoup plus intéressés par les relations avec les animaux et la nature que par les rapports humains et sociaux. Ils font même souvent l’impasse sur cette question, comme s’il suffisait d’être écologiste pour être humaniste. D’ailleurs, les écologistes se déchirent entre eux, comme tout le monde. Ils n’échappent pas à la violence entre les Hommes, mais ils n’en parlent pas, comme si tout écologiste était naturellement vertueux. Alors oui au respect de la diversité de la nature, mais à condition de ne pas oublier de respecter cette dimension, encore plus compliquée et si peu respectée, de la diversité humaine et sociale. Le mot diversité n’a pas partout la même résonance. Il suffit de voir le sort réservé aux migrants dans le monde et à toutes les formes de racisme pour comprendre la disproportion entre les deux. On peut très bien préserver la diversité de la nature sans préserver celle des Hommes. Il est indispensable de faire avancer les deux combats, l’écologie et la communication, simultanément, ce qui hélas n’est pas le cas. Bref, la bataille pour sauver la condition humaine est encore plus compliquée que celle de l’écologie, raison de plus pour ne pas trop idéaliser l’écologie… Pourquoi ce parallèle ? Parce que l’on a trop tendance aujourd’hui à noircir la communication et l’information, et à essentialiser l’écologie.

On peut le dire autrement : il est plus facile de cohabiter pacifiquement avec la nature et les animaux qu’avec les Hommes et les sociétés. Rien ne sert de faire triompher l’écologie si simultanément les Hommes restent aussi violents entre eux. Cohabiter plus pacifiquement avec la nature, objectif éminemment souhaitable, n’entraîne pas de cohabiter plus facilement avec les Hommes. Résoudre la question de la paix entre les sociétés est donc encore plus difficile que de respecter l’environnement.

II. Les trois dimensions de la communication

Si l’on revient au défi de la communication, au sens d’une cohabitation la plus pacifique possible entre des Hommes et des sociétés, on peut distinguer trois dimensions à la communication : le partage, l’incommunication, l’acommunication. Trois dimensions qui sont quasiment universelles, recevables aussi bien sur le plan individuel que collectif et qui, justement, expliquent la complexité de ces concepts aujourd’hui trop délégitimés.

  • Communiquer, c’est partager

Nous cherchons tous à communiquer. Communiquer, c’est aimer, échanger, partager, parler, se retrouver, entreprendre. Du premier au dernier jour, c’est ce qui donne sens à la vie, consciemment ou inconsciemment. L’horizon normatif.

  • Communiquer, c’est buter sur l’incommunication

Le problème de la communication, c’est le récepteur, celui à qui on s’adresse. Il n’est pas toujours au rendez-vous. On souhaite partager, échanger, on bute sur l’incommunication. Celle-ci est hélas aussi consubstantielle à la communication que le désir de se comprendre. L’incommunication devient donc souvent l’horizon de la communication. «Il n’y a pas pire sourd que celui qui ne veut pas entendre», dit le proverbe. Dans ce cas, deux issues sont possibles : on assume l’échec, l’acommunication, et l’on passe son chemin. À l’opposé, on se met à négocier pour trouver un terrain d’entente. Dans les relations privées et publiques, les Hommes et les sociétés passent un temps considérable à négocier pour inventer une solution pacifique à l’incommunication. Chacun peut faire ce constat quotidiennement. Si la négociation réussit, on cohabite. Ce qui arrive assez souvent dans la vie privée ou publique. La cohabitation négociée, et non imposée, est toujours une victoire. On évite l’intraduisible. Nous y passons notre vie, sans toujours le voir ou le reconnaître. Dans toutes les langues et dans toutes les cultures.

  • L’acommunication

C’est l’échec, la rupture. Plus de négociation : «on n’a plus rien à se dire», dit cet autre proverbe. L’acommunication s’impose, ou résulte de l’échec des transactions. Avec l’incommunication, il subsiste un cadre commun, des réflexes, des références. Avec l’acommunication, il n’y a que l’altérité, la défaite, la rupture. Aussi bien dans les relations privées que publiques, sociales que politiques. Des relations interpersonnelles, au couple, aux entreprises, aux sociétés, chacun en fait également l’apprentissage. Expérience toujours douloureuse, pas toujours évitable, en tout cas fréquente. Chacun éprouve les dégâts de l’acommunication, dont le symbole le plus fort est la guerre. Et tout l’art de la négociation, à l’échelle collective et individuelle, est d’essayer d’éviter cet échec. C’est la grandeur de la diplomatie.

C’est donc l’incommunication qui est le pivot entre négociation et échec. Et qui dit incommunication dit pourparlers, palabres, discussions pour rapprocher, et faire cohabiter, les points de vue. C’est pourquoi il n’y a pas de communication sans négociation. Communiquer, c’est négocier. Et l’on pourrait ajouter, pas de communication sans traduction, car négocier, c’est passer d’un espace culturel à un autre. Négociation et traduction sont donc inséparables. Dans la communication, il y a à la fois du partage, de la négociation, de la traduction et de l’intraduisible. 

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Réfléchir à la communication, c’est donc penser à ces trois dimensions : le partage, l’incommunication, l’acommunication. Avec toujours cette immense difficulté : la communication est toujours un mélange entre l’intime et le social, la relation et le contexte. Personne n’y échappe, à toutes les échelles et dans toutes les sociétés. Elle concerne autant la communication humaine que la communication technique. C’est en cela que ces trois dimensions constituent une sorte de modèle universel.

La communication est toujours un risque et un pari, qui dépend en outre d’un récepteur qui, bien évidemment, perturbe les conditions d’échange. Et avec le récepteur intervient également le rôle du contexte. Bref, la communication n’est jamais directe ni assurée de réussir. Sa force ? Aborder, au-delà du récepteur, la question de la rencontre avec l’autre. Communiquer, c’est chercher le même, rencontrer l’autre, et devoir négocier avec lui. Comment négocier et éviter l’échec que représente l’acommunication ? Ces trois dimensions de la communication, tant privées que publiques, sont indissociables et concernent toutes les langues, toutes les sociétés. Sauf évidemment dans les dictatures. Mais là, hélas, il n’y a pas de communication, au sens où nous l’entendons, c’est-à-dire avec un minimum de liberté et d’égalité entre les protagonistes.

III. La nouvelle communication politique

Trois conséquences découlent de cette conception anthropologique, et finalement politique, de la communication.

  1. La communication humaine est toujours plus fragile que la communication technique. Elle est moins performante, plus difficile, incertaine. Comme la vie. L’efficacité et les progrès inouïs des techniques de communication ont conduit à accorder à celles-ci une place centrale depuis un siècle. Du livre à la radio, de la télévision à l’ordinateur et à internet, tout semble favoriser cette communication technique et déprécier la communication humaine. C’est pourtant celle-ci qui est primordiale, car elle est consubstantielle au rapport à l’autre, au temps, à l’altérité, à l’échec, à la répétition.

Quelles que soient les performances de la communication technique, la communication humaine demeure d’ailleurs la référence ultime de toutes les relations, celle qui donne sens à la vie. C’est cela le paradoxe. On rêve de pouvoir dépasser les limites de la communication humaine, et on passe son temps à les retrouver. Un exemple ? Derrière les réseaux, les innombrables interactions, les « like », les partages et les millions de « followers », de quoi parle-t-on ? Du nombre de gens avec qui on est en relation et avec qui on peut parler. C’est finalement la communication humaine qui reste la référence. La solitude est rarement souhaitée. Ou pour une durée courte. Malgré ses échecs et ses incertitudes, la communication humaine reste donc bien l’horizon de toutes les relations. C’est toujours l’autre qui est recherché. La question qui, du premier au dernier jour, nous taraude est bien celle-ci : « y a-t-il quelque part quelqu’un qui m’aime ? » Et l’omniprésence des techniques de communication ne fait que reprendre, jusqu’à l’IA et aux algorithmes et à tous les « moteurs », avec souvent beaucoup d’angoisse, cette question.

  1. Les performances techniques ne réussissent pas à supplanter la communication humaine. Celle-ci, plus malhabile, confrontée à l’oubli, aux mensonges et l’à-peu-près, reste l’ultime référence. Ce n’est pas internet, ni les réseaux sociaux, ni les algorithmes ou l’invasion des données, qui nous intéressent, mais la rencontre avec quelqu’un. Personne ne s’y trompe. Il n’y a pas de sociétés de robots. Seuls les Hommes vivent en société, avec tous les espoirs et les échecs.

La conséquence de cette différence ontologique entre communication humaine et technique ? Comprendre enfin que la seconde ne pourra jamais remplacer la première. D’où l’importance de préserver des différences de vocabulaire. Par exemple, entre la connectivité et le contact. La connexion concerne tous les échanges d’information entre techniques et entre les techniques et les Hommes. Le contact définit les rapports humains et sociaux, avec les cinq sens (ouïe, odorat, toucher, vue, goût). Sans oublier les dimensions du temps, de l’espace, de la mémoire, du contexte, de l’invention et de l’inattendu. La différence entre se connecter et se contacter est essentielle à respecter. Dans un cas, il s’agit de machines ; dans l’autre, des Hommes. La technique, même anthropomorphisée, ne peut effacer cette frontière.

  1. La communication est toujours plus complexe que l’information. Certes, les deux sont inséparables : pas de communication sans échange d’informations, mais l’essentiel demeure la communication. L’information, quelle qu’elle soit, concerne le message; la communication la relation, donc l’épreuve de l’autre. Et la communication est toujours plus complexe que les performances, cantonnées à des interactions. Les techniques sont de l’ordre de la rationalité, la communication, du côté de l’histoire.

Il suffit de voir la diversité des langues, des cultures, des traditions, pour réaliser à quel point il est difficile d’échapper à l’incommunication et à l’acommunication. Avec la communication, on est au cœur de l’altérité, de la diversité culturelle, et finalement de la politique. Donc de la paix et de la guerre.

C’est en cela que réside la dimension résolument politique de la communication. Négocier pour éviter la guerre. Il suffit d’observer le nombre de situations politiques où il n’est question que de violence pour comprendre la faible place qu’occupe la communication dans nos sociétés, au sens de négociation et de cohabitation. La haine de l’autre, quelle que soit sa forme, l’emporte le plus souvent sur la volonté de coopérer. C’est pourquoi le désir, ou l’acte de communication, est toujours un acte politique pour essayer d’éviter la violence dans les rapports à l’autre. Un pari.

Il est donc toujours indispensable de distinguer ces deux philosophies de la communication. La première, technique, suppose que les outils permettront davantage d’intercompréhension et de paix. Ce qui n’a jamais été, finalement, prouvé. C’est même l’inverse qui se produit : le progrès technique finit toujours par renforcer la violence. Il suffit de voir le grand progrès technique des armes dans les guerres. Leçon à méditer au moment où, depuis 50 ans, internet promet constamment la paix et l’émergence d’une société pacifique… La seconde, politique, rappelle qu’au-delà de la performance des outils, l’essentiel reste la recherche, ou non, par les Hommes d’un peu de respect mutuel pour éviter, par la négociation, si possible, la guerre et la violence.

La communication est donc politique, au sens fondamental. Pas seulement pour la réglementation des médias, du cinéma, d’internet et des Gafam. Pas seulement au sens d’une réflexion critique et d’une action concernant le statut de la communication et des industries de la connaissance, toutes dimensions essentielles, mais au sens de la nature et de l’essence de l’acte même de communiquer. C’est l’acte même de communiquer qui est politique au sens étymologique. En effet, communiquer, en dehors des situations rares de partage et de parfaite compréhension, signifie la plupart du temps négocier pour arriver à cohabiter et éviter l’échec. Or, la négociation est le cœur de la politique, avec le rapport de forces et les concessions mutuelles. C’est donc la nature même de la situation de communication qui est politique. Communiquer c’est négocier. On retrouve cette dimension politique dans les deux philosophies, politiques et techniques de la communication. Avec la communication humaine, on ne peut éviter la négociation et les rapports de force. Tout ce dont on rêve de se débarrasser avec les performances de la communication technique. Celle-ci, en effet, essaye d’établir une sorte de continuité, en tout cas de « relation simplifiée » entre émetteur, message, technique et réception, là où la communication humaine admet au contraire le rôle évident de la négociation pour rapprocher les points de vue différents, voire antagonistes. Interaction et continuité avec la communication technique. Discontinuité et rapport de force avec la communication humaine.

La communication technique cherche à simplifier les rapports humains et à les rendre le plus fluide possible. À l’opposé, la communication humaine sait qu’il y aura toujours des concessions mutuelles, entre points de vue plus ou moins contradictoires. Dans les deux cas, on sait bien que la communication n’est pas « naturelle », et c’est pour cela que la communication est toujours plus compliquée que l’information car elle concerne la relation et les difficultés de l’intercompréhension. Ce que l’on recherche dans la communication technique avec la performance des outils, c’est d’obtenir le flux de transmission et des interactions les plus simples possibles. Avec la communication humaine, au contraire, on sait très bien que, la plupart du temps il faut du temps, des heurts, des phases de négociation et de rapports de force. Dans les deux cas, communication humaine et communication technique, on cherche à réduire le temps et les difficultés, « à se mettre d’accord ». Dans les deux cas, la communication reste fondamentalement une négociation et une activité politique. C’est sa grandeur, sa fragilité et son originalité.

IV. Le récepteur

La question de la communication est par ailleurs, en très grande partie, celle du récepteur. Question d’autant plus compliquée que les récepteurs sont de plus en plus nombreux et rarement en ligne avec le message et l’émetteur, et omniprésente dans les contextes de plus en plus hétérogènes. Quelqu’un dit quelque chose à quelqu’un qui n’entend pas. Si le récepteur répond, ou dit quelque chose, ce n’est pas pour autant que le premier écoutera ou sera d’accord. La communication? Une succession de dialogues de sourds où chacun «a raison».

Le rôle croissant du récepteur est lié en outre à la conception démocratique de la communication aujourd’hui, où le récepteur est enfin autorisé à répondre. Ce qui n’était pas le cas pendant des siècles. Il n’y avait ni liberté ni égalité de l’information et de la communication. Si le 20e siècle a été celui de la révolution de l’information, jusqu’au vertige de la circulation des milliards de données, le 21e siècle sera celui de la communication. Il ne suffit plus d’échanger pour se comprendre. « Informer n’est pas communiquer ».

On a cru que plus il y aurait d’informations, plus il y aurait d’intercompréhensions. Hélas on peut échanger sans se comprendre. C’est l’incommunication. Tout se complique. La mondialisation et le changement technique favorisent les échanges, pas forcément la communication. En fait, c’est l’incommunication qui a révélé le rôle essentiel du récepteur. C’est la grande rupture du passage du 20e au 21e siècle avec, pour conséquence, l’impossibilité de dire, comme on l’a dit si longtemps, que le récepteur est idiot et manipulé quand il n’est pas d’accord avec ce que l’on dit. En réalité, le récepteur joue un rôle essentiel dans l’interprétation des messages, pour les accepter ou les refuser. Celui-ci n’est donc pas forcément idiot ou manipulé. Il peut être dominé ou manifester son désaccord, mais il n’est en rien passif dans la relation humaine ou technique. C’est ce rôle actif du récepteur qui explique pourquoi la communication devient difficile, hasardeuse. Les performances croissantes des techniques n’améliorent pas forcément l’intercompréhension. D’autant qu’il ne faut jamais oublier le rôle du contexte.

En outre, ce n’est pas parce que le récepteur joue un rôle plus important qu’il a pour autant raison. Tout le problème est d’éviter de passer d’un excès à l’autre. Hier, l’émetteur « maîtrisait » la communication ; aujourd’hui c’est le récepteur qui veut imposer sa loi. En réalité, les relations sont de plus en plus difficiles entre l’émetteur, le message et le récepteur. Tout devient rapport de force. La rupture de la fin du 20e et du début du 21e siècle ? Le volume incroyable d’informations, la facilité des échanges techniques, le nombre croissant d’interlocuteurs ne suffisent pas à faciliter l’intercompréhension.

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En outre, il y a plusieurs genres de récepteurs et de négociations. Si l’émetteur et le récepteur partagent la même culture et les mêmes valeurs, la négociation est plus facile parce qu’il existe alors un cadre commun de références. Par contre, si les protagonistes appartiennent à des cultures différentes, avec en outre des inégalités économiques et sociales, les échanges sont plus compliqués. Ceci est essentiel pour comprendre les contresens de la mondialisation. La multiplicité des échanges n’a pas favorisé davantage l’intercompréhension. C’est même l’altérité, au contraire, qui s’impose.

C’est pourquoi l’altérité est la grande question du 21e siècle. Comment arriver à négocier et cohabiter quand non seulement on n’appartient pas au même monde symbolique mais qu’en outre, la plupart du temps, les inégalités économiques et sociales sont considérables ? Tout s’est compliqué avec la mondialisation et avec la mise en rapport inévitable de cultures différentes. Tout est négociation et rapports de forces. L’altérité oblige à un nombre considérable de négociations, sous peine d’aggraver les crises. Ce qui est le plus souvent le cas. Négociation, le maître-mot du 21e siècle. Comment négocier et cohabiter pacifiquement quand l’altérité culturelle domine et que s’imposent aussi les inégalités économiques et politiques ? Avec tant de décalages et d’inégalités, comment rester néanmoins dans l’ordre de l’incommunication et éviter de plonger dans l’acommunication, l’échec de toute intercompréhension ?

L’altérité est d’ailleurs la porte d’entrée de l’autre question théorique fondamentale : celle de la diversité culturelle, le fait politique majeur du 21e siècle. Plus le monde est ouvert, plus les peuples veulent conserver leur identité. Avec l’horizon, optimiste, d’arriver à organiser une cohabitation culturelle pacifique. Avec l’horizon, pessimiste, de l’échec d’un minimum d’intercompréhension et le règne de l’acommunication, voire de la guerre.

Le défi de la séquence altérité-diversité culturelle-cohabitation culturelle? Arriver à faire cohabiter le respect des identités et l’universalité. Quand on ouvre la boîte de Pandore de la communication, on va donc du récepteur à l’altérité, de la diversité culturelle à la cohabitation culturelle ou à l’acommunication…

Tout se complique donc avec la communication. C’est pourquoi le rêve d’une société numérique est tellement plus simple et séduisant. On ne parle alors que « d’échanges d’informations » et « d’interactivités » sans jamais évoquer la question du récepteur, des inégalités, des altérités culturelles, de l’incommunication et de l’acommunication.

V. Le cœur théorique de la communication

C’est en fait un aller-retour permanent entre négociation, interaction et action. Le tout avec des acteurs intelligents et critiques. On est loin de la caricature actuelle de la communication réduite à la manipulation d’un récepteur passif et crédule. Hélas, ou tant mieux, le récepteur est intelligent, même s’il est analphabète et même s’il n’a pas toujours raison. C’est en cela notamment que la communication est une activité par nature humaine et politique et non technique, même si celle-ci y joue un rôle certain.

Si l’on élargit, on peut distinguer quatre situations de communication au 21e siècle.

  1. La domination et la hiérarchie sans aucune égalité, sans droit d’exister pour le récepteur et pour l’autre. Réalité qui existe depuis la nuit des temps et dans toutes les situations de dictature et de régimes autoritaires. Une communication, de haut en bas, sans retour, ni négociation, ni altérité.
  2. La réduction de la communication à la séduction, au désir et à l’influence. Tout le monde essaie de séduire et d’influencer… Il s’agit d’un comportement universel. Chacun, à son échelle, l’utilise, sans le reconnaître. Évidemment. Et ceci de plus en plus, au fur et à mesure que les récepteurs s’autonomisent.
  3. Le mythe de la société technique, aujourd’hui numérique, où l’on suppose qu’émetteur et récepteur sont en ligne. L’altérité disparaît, on gère les connexions…
  4. La communication comme négociation entre partenaires plus ou moins égaux, en tout cas différents, avec pour objectif d’organiser la cohabitation pacifique entre logiques contradictoires. Respecter aussi les identités et les références culturelles. Le défi de la communication démocratique au 21esiècle.

Cette conception politique de la communication, que je défends, centrée sur la négociation pour organiser une cohabitation, si possible pacifique, est un vrai défi. Seules la politique et la négociation pourront éviter que la multiplication infinie des échanges n’aboutisse à encore plus d’incommunication et d’acommunication. C’est en cela que ce changement de statut théorique de la communication est au cœur de la politique contemporaine. Malheureusement, il n’y a pas beaucoup de prise de conscience de cette rupture depuis 50 ans. C’est plutôt l’idéologie technique qui l’emporte. Avec hélas le rôle actif des élites. Passer sa vie dans « les applications » pour ne pas affronter la complexité anthropologique de la communication. Un exemple : confondre le rôle positif d’Internet dans les combats contre les dictatures (comme d’ailleurs tous les autres médias dont on ne parle plus) et le rôle d’Internet dans les démocraties, où il est beaucoup plus discutable, avec ses multiples « dark sides »… Non, Internet n’est pas le symbole de la liberté. Non, l’Homme n’est pas meilleur avec le numérique.

VI. Europe : la victoire de l’incommunication

Pourquoi terminer par l’Europe ? Parce que l’Europe est la plus grande expérience politique du changement de paradigme de la communication. Les Européens, radicalement différents les uns des autres, jamais d’accord, ont réussi en soixante ans, et en passant de 6 à 27, peut-être 30, à construire cet espace de cohabitation. Les Européens? D’accord sur rien, mais toujours ensemble. Tout les sépare, rien ne les rapproche. L’échec est programmé tous les ans et pourtant, il s’agit de la plus grande expérience démocratique de l’histoire de l’humanité. Et en Europe, où dominent différences et contentieux, triomphe en permanence la négociation. Négociations qui empêchent l’acommunication et permettent de gérer quotidiennement l’incommunication, condition de la paix. C’est pour cela que j’ai appelé mon dernier ouvrage Vive l’incommunication, La victoire de l’Europe (Les Pérégrines, anciennement éditions François Bourin, 2020). L’incommunication n’est pas un obstacle à la construction de l’Europe, elle en est au contraire la condition. Situation paradoxale mais qui illustre le changement de paradigme de la communication politique.

Le risque, face à tant d’incommunications, est évidemment d’être séduit par la « démocratie numérique » qui est, en réalité, le triomphe d’une conception technique de la communication. Non, ce n’est pas avec internet et les Gafam que l’on fera l’Europe. L’essentiel ? Remettre la politique au cœur des échanges. Non pas adapter l’Europe au numérique, mais l’inverse : penser l’après-numérique. L’Europe? La première société «post-numérique». Oui aux systèmes d’information, mais à leur place. Pas comme substitut de la politique. Pas comme moyen de réduire la politique à la puissance des réseaux et des plateformes. Autre risque : vouloir minimiser les incommunications européennes. Certes, elles sont difficiles à assumer, mais au-delà, elles ne sont pas l’obstacle, mais la condition de la construction de cette nouvelle entité politique. L’incommunication reconnaît la légitimité des différences et permet, simultanément, par la négociation, de se rapprocher.

Cohabiter sans perdre leurs identités. Tel est le pari insensé réussi des Européens. Cette réalité européenne rejoint l’idéal de L’autre mondialisation (2003), centrée sur le respect des différences culturelles, de la négociation et de la cohabitation. La communication politique se trouve donc au cœur des concepts pour penser la politique du 21e siècle.

Le paradoxe ? Les Européens, qui sont en avance pour ce fantastique projet politique reposant sur la communication, la négociation, la cohabitation, n’éprouvent pourtant aucune fierté pour ce qu’ils font. Hélas. Dommage. La négociation sans fin au cœur de l’Europe depuis soixante ans est pourtant incontestablement un progrès de la pensée et de l’action politique. Quand les Européens seront-ils enfin fiers de ce qu’ils construisent ? Fiers de l’expérience ? Fiers de leur construction politique ?

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