Dominique Wolton

Trop tôt pour analyser les conséquences de l’élection de Joe Biden mais cinq remarques sont déjà possibles.

1- D’abord le retour de l’espoir, la sortie du cauchemar

En une journée tout a basculé. La politique n’est donc pas toujours le pire, inéluctablement. La démocratie peut faire retour, les élections peuvent renverser le règne des mensonges, car nous étions tétanisés par cet homme sans foi ni loi qui osait tout. Et d’un seul coup, avec ce fait, l’élection, la toute-puissance de la mauvaise foi et des impunités est renversée. La loi, en attendant peut-être la justice, existe. On revient dans une normalité politique et humaine. Donald Trump pouvait donc perdre, il existe une « marge de manœuvre ». Fin de l’illusion de la toute-puissance.

©Gage Skidmore, sur flickr, Iowa, 2019

2- Le retour de la loi

Oui les fractures de la société américaine sont radicales avec deux peuples hostiles face à face, avec leurs méfiances et leurs procès d’intention. Oui la réunification sera difficile. Ce qui est à méditer pour les Européens : les dégâts tragiques des politiques quand elles sont trop inégalitaires, violentes, racistes. La descente vers ce qu’il y a de pire, la haine de l’autre. On retrouve la nécessité de l’État redistributeur, surtout aujourd’hui où la mondialisation de l’information permet de tout voir et de tout savoir des inégalités. Si soixante et onze millions ont voté Trump cela signifie quelque chose. Les leçons de cette élection ? Réhabiliter l’importance de la loi, du cadre symbolique et de la justice. On peut combattre les infox, les manipulations, les logiques de guerre. Ce n’est pas Donald Trump qui a inventé cette Amérique, il l’a légitimée, amplifiée, mais aujourd’hui les institutions sont plus fortes ainsi que le symbolique et la culture.

3- Les impasses du couple média-politique

Tout a été dit, et vu, à propos du couple maudit Fox News-Trump et du contre-pouvoir de plus en plus présent des médias audiovisuels devenus quasiment le seul contre-pouvoir avec la presse écrite. Jusqu’où ce pouvoir des médias ? Jusqu’où l’alliance entre Fox News et le pouvoir politique ? Même si le soir de l’élection Fox News a lâché Trump ? Que peut devenir la confiance des citoyens face à de telles torsions ? Peut-on réintroduire une distance entre politique et information ? Comment réduire les ravages des rumeurs créées et véhiculées par les réseaux ? Pourquoi ces réseaux qui devaient être le contre-pouvoir des médias sont-ils les principales menaces de la démocratie ? Plus il y a de médias et de réseaux moins il y a de confiance. Résultat : le complotisme et les infox sont omniprésents et l’on passe plus de temps à démanteler les uns et les autres qu’à essayer de comprendre le monde.

La priorité : recréer la confiance à l’égard des médias et réguler enfin les réseaux. Le second défi, sortir de l’idéologie technique et du monde numérique chargés de toutes les vertus et de toutes les promesses. Le troisième chantier : desserrer l’étau des sondages trop omniprésents d’autant qu’ils n’arrivent plus à comprendre cette société trop complexe avec cet entremêlement de populations et de communautés, d’idéologies, de religions, de cultures… Les cadres d’analyse sont devenus insuffisants. Résultat c’est le triangle de la communication politique – opinion publique, média, homme politique – qui est déstabilisé, accentuant l’incommunication et les conflits. Malgré l’omniprésence des interactions et des informations, on ne comprend pas mieux la réalité et la défiance domine. Comme si la « réalité » des médias et des sondages obscurcissait encore plus la compréhension de la réalité de la société. Comment comprendre l’accroissement des inégalités, l’écrasement des « petits blancs », la persistance du racisme, le règne de la spéculation, la violence verbale, la fin des repères symboliques ? Donald Trump a su utiliser ces déséquilibres mais cela ne lui a pas suffi malgré un succès considérable.

4- Biden et Harris, un couple symbolique de l’autre Amérique

Ces deux couples de la présidence représentent les valeurs opposées des idéologies de Trump. Le Président a une longue expérience de la politique, une connaissance de la mondialisation, une expertise de la démocratie, une attitude plus favorable à l’écologie et au multiculturalisme.

©Gage Skidmore, sur flickr, 2019, Nevada

Sa femme est une enseignante, mot qui n’a pas dû être prononcé pendant quatre ans, avec sa référence aux valeurs du travail, de la promotion et du respect de l’autre. Kamala Harris, le symbole de l’émancipation noire et féminine. Son mari, un blanc ! La matrice positive d’une Amérique multiculturelle. Par ailleurs, le Président ayant traversé autant de tragédies personnelles peut revaloriser un humanisme saccagé par la violence. Tout dans ces quatre destins renvoie à une autre Amérique. Même si le trumpisme ne disparaît pas, loin de là, y compris dans ses menaces juridiques et politiques, la victoire de Joe Biden va donc bien au-delà des chiffres. Néanmoins, plus que jamais l’incommunication, voire l’acommunication, est omniprésente. Tout est devenu trop violent. Ni le progrès technique ni la vitesse de circulation de l’information et de l’interactivité ne permettent de mieux comprendre le monde. Et surtout de maintenir la confiance sans laquelle il n’y a pas de démocratie possible.

5- Un pays qui s’invente en permanence

C’est peut-être la plus grande leçon d’espoir, et la profonde originalité des États-Unis. Ils ne sont jamais achevés, et toujours en invention permanente. Bien sûr, à côté de cette « souplesse historique », il y a le poids de la loi et de la justice omniprésentes pour transcender les innombrables violences et inégalités de l’histoire américaine. Mais à côté de cette omniprésence judiciaire comme condition de la vie collective, tout est possible. En tout cas rien de tel dans la plupart des pays où l’histoire pèse, et où les structures, quelles qu’elles soient, ne sont guère perméables. Oui les États-Unis continuent de s’inventer d’une génération à l’autre. L’histoire rebondit sans cesse. Malgré les inégalités et le racisme… C’est une leçon pour les pays d’Europe où l’épaisseur de l’histoire s’accompagne souvent de rigidité. Bien sûr on est plus ici dans l’ordre des représentations que de la réalité mais celles-ci sont néanmoins importantes.

Une chose est certaine : il a fallu une considérable intelligence à Joe Biden et à son équipe pour gagner quand on voit, après ces quatre années de trumpisme, combien la vague rouge est restée proche de l’emporter. Rien finalement ne garantissait la victoire des démocrates. Rien n’a été facile. Intelligence d’autant plus nécessaire à souligner que pendant la campagne électorale la dévalorisation par Donald Trump de son adversaire a été continue et terrifiante : vieux, dépassé, immobile… Peut-être la campagne la plus méprisante. En tout cas, pendant un an, nous avons tous largement sous-estimé les qualités et les chances de Joe Biden. Comment a-t-il pu résister à tant de mépris et de mensonges ? L’intelligence et l’honnêteté ont été aussi plus fortes que les capacités de destruction et de manipulation des réseaux. Les réseaux, probablement la plus grande menace contre la démocratie, ont été largement sous-estimés tant on croit que ces outils sont du côté de la liberté, de la vérité et de l’émancipation. L’expression de tous ne suffit pas à créer le « bien ». Peut-être que l’Europe et ses traditions politiques seront au contraire en avance pour réglementer les réseaux. Les deux destins symétriques de l’Europe et des États-Unis, d’un côté l’impérialisme technique et financier, de l’autre le respect des valeurs et l’encadrement du monde numérique, constituent bien un des principaux défis politiques de ce début de siècle.

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