L’Autre mondialisation, publié en 2003 par Dominique Wolton aux éditions Flammarion, va bientôt paraître en anglais (Peter Lang, Oxford), 20 ans après… Nous profitons de l’occasion pour partager la préface d’un ouvrage qui n’a rien perdu avec les années.

L’objet de ce livre, publié en 2003, était d’attirer la réflexion intellectuelle et politique sur deux mutations qui se produisent sous nos yeux. D’une part, la « révolution » de l’information et de la communication, avec l’arrivée d’Internet et des réseaux. D’autre part, le surgissement de contradictions politiques liées à la globalisation. La première accélérant la seconde. L’expansion de l’information, en rendant le monde « transparent », ne l’a pas rendu plus pacifique ni moins inégalitaire. Entre outre, et voilà la nouveauté, les identités culturelles émergent, en opposition au mythe du « village global ». La mondialisation de l’information ne supprime donc pas le besoin de frontières et d’identités culturelles, mais au contraire les renforce.

La troisième mondialisation

« L’autre mondialisation » ? La prise de conscience que le défi peut-être le plus important ne concerne ni la politique ni l’économie mais le caractère violent des revendications culturelles au sens large (langues, religions, cultures, frontières, etc.). Ce que j’appelle la troisième mondialisation. Pour en gérer pacifiquement les dimensions violentes, il faut sortir de l’idéologie technique d’Internet qui devait apporter la paix et sortir également d’une globalisation réduite à la domination financière. En sachant que cette troisième dimension, la culture au sens le plus vaste, est souvent un facteur de violences, beaucoup plus fort que la politique et l’économie. Bref, cette « autre mondialisation » rend encore plus complexe le pilotage de la globalisation.

Essayer de sauver la dimension d’ouverture et d’émancipation de la mondialisation consiste à penser ces trois dimensions contradictoires — la politique, l’économie, la culture — et réaliser que la révolution technique de l’information ne suffit pas à rapprocher les points de vue, ni à créer une « conscience mondiale ». Tout ceci développe au contraire le besoin de respecter les identités culturelles et la nécessité de penser et construire la cohabitation culturelle. Le volume et la vitesse de l’information ne suffiront pas à créer la communication et l’intercompréhension, justement du fait de la résistance des identités culturelles. Plus la finance et l’économie brouillent les frontières, plus les hommes veulent garder leurs repères et leurs identités. Plus le monde est immédiat, plus il est incompréhensible. Justement parce que l’immédiateté masque la complexité du temps et de l’existence.

Le mythe du village global

Bref, une thèse à l’exact opposé des idées du moment, qui ne parlaient, et ne parlent encore aujourd’hui, que de vitesse, d’interactivité, de rationalité, d’échange, de transparence… Le mythe du village global était adéquat aux valeurs et à la puissance des industries de l’information, de ce que l’on n’appelait pas encore les Gafa. En réalité, les caractéristiques de la modernité triomphante, avec le règne des techniques et de l’individualisme, deviennent, au-delà des discours iréniques, des accélérateurs des irréductibilités, sociales, culturelles et historiques. Une invitation à repenser les défis de la mondialisation à l’aune des contradictions de la révolution de l’information. Tout devait se simplifier avec l’information, tout se complique justement par oubli des sociétés et de l’histoire. Aux inégalités économiques et sociales, accrues par la globalisation économique et financière, s’ajoutent aujourd’hui les revendications culturelles.

L’objectif du livre n’était pas seulement de montrer les limites de l’information, l’importance croissante de la diversité culturelle comme enjeu politique mondial, il était aussi de valoriser le concept de communication. Autant celui d’information était excessivement valorisé, comme s’il suffisait « d’informer pour communiquer », autant celui de la communication était à l’inverse trop dévalorisé. Il l’est encore. Le plus compliqué n’est pas le message, c’est-à-dire l’information, mais la communication, c’est-à-dire la relation, donc la question du rapport à l’autre. Et c’est d’ailleurs cette question de l’autre qui est au cœur de la diversité culturelle et de la nécessité de construire la cohabitation culturelle. « Informer n’est pas communiquer » est d’ailleurs devenu le titre du livre que j’ai publié en 2009. La question de « l’autre mondialisation » et de la diversité culturelle est certes en partie celle de l’information ; elle est surtout celle de la communication, c’est-à-dire de l’importance de l’altérité et de la négociation.

La cohabitation culturelle

C’est la deuxième grande idée de ce livre. La culture et l’anthropologie sont plus importantes que les techniques et l’économie pour gérer cette « autre mondialisation ». C’est-à-dire le surgissement de la culture, et souvent l’incommunication qui l’accompagne, comme défi politique et enjeu de la paix et de la guerre. En un mot, installer le concept de cohabitation culturelle comme condition de la paix et de la guerre à côté des facteurs traditionnels de la politique et de l’économie est une réalité imposée par la mondialisation.

Trente ans après, la problématique n’a pas changé. Rien n’est faux. Rien n’est dépassé.

La question — penser le rôle de l’information et de la communication dans l’émergence des contradictions culturelles de la mondialisation — est intacte. Les évènements ont largement confirmé cette nécessité de légitimer cette « autre mondialisation », celle qui doit prendre en compte la question de l’anthropologie, à côté de la politique et de l’économie. Ceci comme horizon de la paix et de la guerre.

Les cinq grandes mutations de ces vingt dernières années

Cinq grandes mutations, en vingt ans, se sont par ailleurs produites, qui toutes vont dans le sens de ce que j’essaie de montrer.

1) Vers une égalité mondiale ?

La globalisation avait posé le principe, faux, selon lequel en ouvrant toutes les frontières, la circulation des biens et des hommes allait assurer une égalité mondiale. C’est l’inverse qui s’est produit. La globalisation a renforcé les inégalités économiques et sociales et les a rendues encore plus visibles. Les riches sont devenus plus riches, les pauvres plus pauvres, et les classes moyennes sont fragilisées. Et les migrants le symbole de la haine de l’autre. Les murs, partout, se sont dressés. Mais surtout, la finance a mangé l’économie, qui a mangé le politique. L’idéologie de la globalisation a tué le rêve de la mondialisation. Trois crises, 2008 pour la finance, 2015 pour les migrants et 2020 pour le coronavirus, illustrent d’ailleurs la fragilité et les limites de la globalisation. Mais elles n’ont pas été jusqu’à remettre en cause cette tyrannie de la finance et ses dégâts politiques, dont le plus fort est sans doute la crise et la mise en cause du multilatéralisme. La réaction contre cette mondialisation sans âme où l’individu est réduit au statut de consommateur ou de spéculateur, reste encore embryonnaire et prendra de plus en plus des formes culturelles.

2) Ouverture et identité

Plus que jamais le problème est de penser les rapports entre globalisation, mondialisation, multilatéralisme et universalisme. Avec cette question éminemment politique, qui ne progresse pas beaucoup : comment faire tenir ensemble ces valeurs souvent contradictoires : identité, ouverture, communauté et universalité ?

C’est l’enjeu du 21e siècle. Sortir de la finance, de l’économie et du numérique. Retrouver le politique, la communication humaine et la diversité culturelle. La globalisation financière et le mythe de la société numérique sont les deux grands dangers résultant de cette ouverture du monde. Tout est fait finalement pour refuser la prise de conscience de l’importance de la diversité culturelle, donc des identités, avec le risque, déjà visible, qu’elles reviennent en boomerang.

3) Plus de liberté avec le numérique ?

La question posée dans L’Autre mondialisation — quelle place accorder à la diversité culturelle dans un monde ouvert dominé par la finance et la technique — est donc encore plus évidente qu’il y a 20 ans. La diversité culturelle, enjeu politique et culturel du 21e siècle, reste largement sous-estimée et surtout insuffisamment pensée. Tout est réduit au mythe de la « civilisation numérique » qui a succédé à celui du « village global » et à la domination extrêmement efficace des Gafa. Celles-ci prétendent d’ailleurs résoudre ces nouvelles contradictions culturelles en ouvrant des marchés centrés sur l’individu et ses compléments, la communauté.

La culture, et a fortiori la diversité culturelle, sont réduites à une question de « liberté individuelle », médiatisées et instrumentalisées par toutes les techniques numériques. C’est-à-dire par autant de marchés qu’il y a d’individus solvables. Autrement dit, l’idéologie des Gafa, l’individualisme technique poussé à l’extrême et où les interactions techniques remplacent la communication humaine, sont présentés comme la solution aux revendications identitaires croissantes. Elles en sont en réalité l’un des accélérateurs. Les marchés individuels interactifs et la valorisation des « communautés » ne sont pas la solution aux revendications identitaires plus ou moins belliqueuses. D’ailleurs, le jihadisme et le terrorisme international révèlent que la question explosive de la diversité culturelle n’est pas soluble dans la société numérique. Les terroristes peuvent parfaitement être des acteurs efficaces et créatifs du numérique !

4) La diversité culturelle

Une dimension positive s’est manifestée dans ce nouveau contexte international tourmenté. C’est l’entrée de la question de la diversité culturelle dans le champ politique avec la signature en 2005 à l’Unesco de la « Convention pour le respect de la diversité culturelle ». Toutes les langues, les cultures, les religions sont égales. Victoire politique considérable, même si dans les faits rien n’a changé. Peu importe. Il s’agit d’une victoire normative : la prise de conscience de la dimension politique et universelle de la diversité culturelle. On retrouve dans cette signature le rôle central de l’Europe. D’ailleurs, l’Europe est actuellement la plus grande expérience politique au monde qui accepte la cohabitation culturelle. Les Européens, d’accord sur rien entre eux, encombrés de stéréotypes négatifs, reconnaissent néanmoins ce principe fondamental du respect de la diversité culturelle et de l’égalité des cultures. D’ailleurs, cette bataille pour la convention de 2005 est en réalité aussi celle de l’Europe, qui est l’expérience politique, démocratique actuellement la plus en avance par rapport à cette question de la reconnaissance du fait de la diversité culturelle et de l’horizon politique qui en résulte, à savoir construire la cohabitation pacifique. L’Europe, malgré toutes ses limites et contradictions, est la seule réalité politique qui prenne en charge officiellement ce nouveau défi politique, celui de la place de la culture dans la mondialisation. C’est l’objet de mon dernier livre : Vive l’incommunication. La victoire de l’Europe (Les Pérégrines, anciennement éditions François Bourin, 2020).

5) L’incommunication

L’autre progrès politique en 20 ans est la prise de conscience, après les illusions de la globalisation financière et de la civilisation numérique, de la nécessité de penser l’incommunication, c’est-à-dire les conditions de cohabitation les moins violentes possibles entre ces quatre dimensions : la politique, l’économie, la technique et la culture. Aucune ne peut s’imposer, il faut penser cette incommunication et les conditions d’une cohabitation entre elles. C’est sur le rôle essentiel de l’incommunication dans un monde saturé d’information, d’images, d’interactions que je travaille actuellement. « Penser l’incommunication » est aujourd’hui aussi nécessaire que « penser la communication » l’avait été il y a 30 ans.

L’objectif de mes recherches

Penser l’incommunication pour insérer la réalité de la diversité culturelle, dans un projet européen et mondial de cohabitation culturelle. C’est aussi un des moyens de mieux comprendre les ressemblances et les différences entre occidentalisme et universalisme. L’expérience du Brexit en Europe en 2019 illustre parfaitement l’importance politique du fait culturel et des incommunications. Reconnaître la force de l’incommunication est donc déjà un progrès politique et une prise de conscience de la nécessité de dépasser l’économie et la technique. En réalité, il est impossible de nier l’incommunication, et indispensable de penser les contradictions d’un monde ouvert où les questions d’anthropologie culturelle seront de plus en plus impérieuses. Penser l’incommunication, c’est donc réfléchir aux contradictions croissantes entre mondialisation et identités culturelles, nationales, ou autres. De même que la mondialisation est inséparable du retour des identités, de même la construction de la cohabitation culturelle est, elle, inséparable du concept d’incommunication.

Les ruptures de la troisième mondialisation

Depuis la publication de L’Autre mondialisation en 2003, trois autres ruptures se sont produites, qui toutes renvoient au rôle croissant de l’incommunication et aux dimensions politiques du fait culturel. C’est d’abord le mythe de la société numérique. Ensuite la critique écologique avec plus ou moins la recherche d’un modèle social alternatif. Enfin, la diversité culturelle pour essayer de penser autrement la mondialisation. Dans ces changements, la communication est encore plus compliquée que l’écologie. Celle-ci essaie de mieux faire cohabiter les hommes avec la nature et les animaux. Avec la communication, il faut en plus essayer d’organiser la cohabitation entre les hommes, si souvent attirés par la guerre et la haine de l’autre. Dans les trois cas, on dépasse en tout cas la domination de l’idéologie néolibérale, qui a été la valeur économique de l’organisation de la mondialisation depuis les années 1980.

La négociation

Qu’il s’agisse du numérique, de l’écologie ou de la culture, la nécessité s’impose d’introduire d’autres dimensions que la finance et l’économie pour penser le monde ouvert. Et d’ailleurs, le concept qui illustre peut-être ces 20 dernières années, c’est celui de l’incommunication, c’est-à-dire la prise de conscience à la fois de l’altérité des visions du monde et de la nécessité de négocier pour éviter qu’elles ne débouchent sur des conflits politiques. Avec l’incommunication, on est au cœur de la politique et des rapports entre paix et guerre. Reconnaître l’importance de l’incommunication invite d’ailleurs à valoriser la nécessité de la négociation. La négociation ? Les mots, pour éviter les coups et la guerre. L’incommunication est donc un nouveau concept positif pour penser les contradictions d’un monde ouvert et éviter les replis communautaristes.

Non seulement la globalisation économique et la communication technique n’ont pas réduit l’incommunication, mais elles l’ont plutôt accentuée. Penser l’incommunication est donc indispensable pour comprendre « l’autre mondialisation », c’est-à-dire l’importance des critères anthropologiques dans la question de la paix et de la guerre. Les deux sont complémentaires. Autrement dit, la culture, la communication, la diversité culturelle, l’altérité sont des questions politiques et anthropologiques bien plus complexes que les techniques et l’économie. Elles sont caractéristiques du 21e siècle et obligent à penser le rôle positif, et normatif, de l’incommunication.

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