La publicité et la communication politique condensent peut-être ce qu’il y a de plus critiqué dans nos démocraties. On y voit surtout influence, pression et manipulation. Pourtant, dans la réalité ni la publicité, ni la communication ne méritent autant d’hostilité.  Mais c’est ainsi. Il n’est question que de mensonge, de domination, d’emprise, de secrets et coups tordus. Même si dans les démocraties, lois, règlements, affrontement politiques, liberté de la presse, jurisprudence ont enrichi et amélioré cet immense champ d’activité. D’où l’intérêt de ce travail du CEP au travers, notamment, de cet avis et des cinq précédents.

En réalité, il y a des domaines beaucoup plus douteux dans nos démocraties, notamment l’emprise des Gafa, qui depuis 30 ans menacent nos symboles culturels et politiques, sans créer autant de suspicion… On retrouve ici le poids déterminant des idéologies et stéréotypes autour de l’incommunication, la communication, la manipulation, la segmentation. Il est donc indispensable de produire des connaissances pour sortir des amalgames, des logiques de bouc émissaire, des caricatures et autres mensonges. Favoriser également l’esprit critique pour éviter la double tentation : la méfiance généralisée ou, à l’opposé, une naïveté tout aussi affligeante à l’égard de la société numérique. Le défi ? créer enfin un esprit critique avec plus de distance et d’ironie. Lutter contre l’idéologie de la nouveauté, et de tous les prolongements techniques, de l’intelligence artificielle aux algorithmes et autres « moteurs de bonheur » !

En un mot, réfléchir, prendre de la distance, contextualiser, sourire, comparer et échapper à la tyrannie de la nouveauté et de la vitesse. Tant de démarches réflexives doivent être entreprises pour étudier la complexité des relations entre publicité, communication, société et politique.

Quelques exemples pour relativiser les mots neufs évidents et « formidables ». La liste peut être allongée.

1) Influenceur : Cela fait plus de 80 ans que la recherche en sciences de la communication relativise cette soi-disant tyrannie de l’influence. Bien sûr la pub, comme la com, et toute autre activité sociale d’ailleurs mobilise de l’influence, mais on a surtout contesté la capacité de résistance des individus et des groupes. Bref, n’est pas influenceur qui veut, et surtout les résistances sont multiples. Comment alors pouvoir parler si « naturellement » des influenceurs ? Détournement de mots et surtout supposer résolu un problème qui ne l’est pas. Au fait, qui décide de qui est influenceur ? Sur quels critères ?

2) « Engagement » de l’entreprise : Oui, c’est un progrès, mais jusqu’où ? L’entreprise n’est pas un acteur politique, mais économique. Tenir compte de la responsabilité sociale et culturelle, un progrès, le réduire à un rôle politique est excessif. Ce n’est pas parce qu’il est nécessaire aujourd’hui de sortir de l’économie qu’il faut tout réduire à la politique. C’est la même extension de sens que lorsque l’on parle des influenceurs.

3) La communication montante et descendante : Mots charmants pour désigner la question fort complexe du pouvoir, de la hiérarchie ! Oui à une accélération des relations entre niveaux hiérarchiques et partenaires. Non à une réduction du pouvoir à une seule logique de « communication interactive ». Rien de pire que de nier les conflits de pouvoir et de hiérarchie.

4) Abus de la langue anglaise : Pourquoi cette illusion d’un lien entre franglais, intelligence, mode, création, influence… ? Les français de « l’élite » sont parmi ceux qui aiment le moins leur langue et trouvent une marque d’intelligence dans l’usage de quelques mots d’anglais ! Pratiquement aucune « élite » dans le monde n’est à ce point obsédée par l’idée que parler anglais est finalement une preuve d’intelligence et de modernité. Oui à la circulation des mots et des idées dans tous les sens. Non au snobisme mâtiné de pseudo-intelligence pour croire qu’il y a un quelconque bénéfice à vouloir dévaloriser sa propre langue.

Quelques réflexions à mener

1) Réfléchir aux limites de la segmentation : Arrêter de croire, ou de faire croire, que les « progrès » de l’individualisation jusqu’au excès de la « segmentation », en autant de marchés rentables, serait un progrès. Non, les algorithmes, et autres moteurs de recherche ne permettent pas à eux tous seuls de créer la société du « bonheur segmenté ». Il y a une limitation à la segmentation sociale et culturelle, la communication c’est aussi des êtres humains inséparables de « cadres culturels et sociaux » qui dépassent leur individualisme et leur segmentation. L’économie et le commerce ne suffisent pas à créer des structures sociales. La segmentation favorise l’anomie. Bref, les individus sont infiniment plus complexes que leurs « résumés » segmentés et interactifs. Et la segmentation n’est pas non plus le symbole de la liberté, plutôt celui de la somme des égoïsmes et des risques de désocialisation. La segmentation, voilà l’ennemi et son cousin germain, le communautarisme.

2) De même, y a-t-il une limite aux mythes de la transparence, souvent complémentaires de la promotion de la segmentation.  Non les individus, comme les sociétés d’ailleurs, ne sont pas « cristallins » et heureusement ! Les « tentations » de transparence, connectées souvent à la segmentation, ne sont pas davantage un acquis. Rien de plus discutables qu’une société en direct, translucide, interactive, participative… Les hommes ne sont pas toujours bons, et les règles, les intermédiaires et les cadres sociaux, sont très utiles pour éviter les illusions de la société simple et interactive. Si les codes, interdits, cultures, procédures, usages, existent depuis si longtemps c’est pour des raisons anthropologiques, non solvables dans les interactivités de la segmentation…

3- La vitesse n’est pas un idéal du futur ni la lenteur un reste du passé ! Entre les deux le temps le temps devient le maître de nos existences individuelles et collectives, bien plus complexes que la vitesse et la performance. Le « temps gagné » se retrouve toujours perdu ailleurs, plus tard. Seule l’expérience c’est-à-dire du temps vécu, la plupart du temps « occupé » permet de trouver un sens à la vie ou aux univers. La vitesse, sans projet devient une blessure anthropologique. On rêve de temps gagné, on ne vit que de temps vécu et ralenti.

4- Maintenir la différence entre information et communication ; c’est-à-dire entre le message et la relation, la seconde étant toujours plus difficile que la première.

L’accumulation d’information ne garantit pas autant de communication, c’est même l’inverse : plus il y a d’information, plus les individus résistent. L’abondance d’information contrairement au stéréotype dominant ne crée pas davantage de communication. On a besoin de distinguer et de hiérarchiser les deux.  En outre, la communication pose la question de l’autre et donc celle de la négociation, une question beaucoup plus complexe que celle du message. Et qui dit négociation avec autrui, oblige à sortir de l’individualisme renforcé par la segmentation. L’information peut être le symbole d’une société de solitaires, la communication oblige toujours à la relation, donc à la question de la négociation.

Enjeux théoriques

1- Le premier peut-être le plus important pour éviter la « société segmentée » est de préserver le conflit des légitimités, c’est-à-dire de continuer de distinguer les trois logiques contradictoires du rapport au monde ; l’information, l’action, la connaissance. Faire cohabiter c’est reconnaître la différence et la nécessité de la préserver. Le contraire d’une société segmentée, où à la fois tout est « en silo », et tout se ressemble. Avec le respect du conflit des légitimités, on retrouve l’hétérogénéité de la société, les différences entre informer, agir et connaître donc l’impossible réduction des individus à une somme de consommateurs. Penser les différences, les apories, et l’altérité. Le respect du conflit des légitimités est aussi important que la différence entre l’information et communication. C’est le carré des connaissances : information, culture, connaissance, communication.[1] En un mot éviter les rationalisations et la standardisation qui sont la voix d’entrée à autant de segmentation.

2- Prendre ses distances par rapport à l’emprise des Gafa. Non la société ne sera pas numérique. Non les « industries des données » ne seront pas le centre d’un nouveau modèle économique et social. Non la « pragmatique » ne sera pas le nouveau paradigme de l’interactivité personnalisée… Bref, il y aura un « après internet ». De même que l’écologie a mis en cause un certain modèle économique et social, même si tout n’est pas gagné, de même il y aura-t-il une remise en cause du tout interactif et segmenté. Le problème ne sera plus comment « s’adapter » mais au contraire comment « inventer » cet autre chose qui dépasse l’individu et son existence. Non toutes les dimensions d’un individu ne sont pas toutes solvables et rentables.

3- Retrouver les distinctions fondamentales entre État et société, intérêt général et intérêt particulier, public et privé, réalité et virtualité… Surtout au moment où la mondialisation et le système technique d’information crée l’illusion d’une « unité du monde ». Les différences culturelles, politiques et religieuses n’ont jamais été aussi profondes, obligeant à un immense travail de reconnaissance de la diversité culturelle et à un non moins immense travail de construction de la cohabitation culturelle la moins violente possible.

En réalité, le problème n’est pas d’harmoniser et de rationaliser le monde, mais au contraire d’apprendre à faire coexister des réalités, des imaginaires, des discours, des cultures différentes. Le défi n’est pas non plus la rationalité segmentée et programmatique, mais la recherche d’une cohabitation entre le respect des diversités et des références à l’universalité.

Conclusion

Oui le monde de la publicité et de la communication ouvre d’autres espaces imaginaires, des représentations et des expériences de communication et de cohabitation. Non le monde virtuel, interactif dominé par le « data marketing », la segmentation, la vitesse et la « liberté rationalisée » ne suffisent pas à faire de nouveaux rapports sociaux et de nouveaux modèles de communication. Oui la préservation de l’hétérogénéité, sous toutes ses formes, est la condition indispensable de toute expérience individuelle et collective, de toute création. Au fond le monde numérique reste un monde rationnel, limité en création, rupture et invention. D’où la nécessité de ne pas l’idéaliser. Les promesses technologiques et commerciales paraissent sans limite, obligeant donc plus que jamais à un esprit critique et à une bonne dose d’ironie. S’il fallait beaucoup d’intelligence artificielle d’interactivité, et de technique pour changer le monde, cela se saurait !

 Tout est beaucoup plus complexe hélas que la société numérique. D’où la nécessité absolue de développer sans retard l’humour. Ne pas, ou plus, se laisser prendre au piège des promesses qui comme par hasard sont à la fois indispensables et rentables. Rêver déjà de l’après numérique, de l’après internet car « l’Homme numérique » n’est pas meilleur ni plus vertueux que ceux qui l’ont précédé. Dans tous les cas, il est indispensable de réhumaniser tout ce qui concerne la communication, les relations humaines et sociales. Relativiser sérieusement toutes les promesses des techniques. D’ailleurs ce ne sont pas les robots qui instaurent le bonheur, ou la guerre, mais les hommes…


[1] Wolton, Dominique, Vive l’incommunication. La victoire de l’Europe, Paris, Editions François Bourin, 2020.

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