Revue Esprit, juillet-août 1977, n° 7-8.

Michel Foucault publie un livre qui sert d’introduction à cinq autres non encore publiés. S’il est difficile de critiquer un travail inachevé, la démarche générale et les principaux résultats sont suffisamment explicités pour que le lecteur ait une idée générale de l’œuvre.

L’inté rê t majeur ré side é videmment dans le renversement de la problé matique classique répression-libération. L’auteur montre que, loin d’être scotomisée, la sexualité a depuis le xviiie siècle toujours occupé une place centrale dans l’appareil du pouvoir. Qu’il en a de mille et une manières été question et que toutes les formes de répression et d’organisation de celle-ci n’ont souvent été qu’une autre manière d’en jouir. Ce qui complique les thèses actuelles de libération sexuelle reposant sur l’idée d’une répression unilatérale et policière que les luttes de la deuxième partie du xxe siècle devraient renverser, permettant enfin d’accéder à un plaisir inconnu des sociétés antérieures.

Le second intérêt est de casser le schéma d’une bourgeoisie qui aurait appliqué au prolétariat un carcan moral et ré pressif, pour mieux l’asservir, carcan auquel elle se serait soustraite. Historiquement, c’est l’inverse qui s’est produit : c’est d’abord à elle qu’elle se l’est imposé , comme moyen de différenciation et de valorisation. Progressivement se dégage l’idée que tout ne s’organise pas autour d’une mauvaise répression et d’une bonne libération. Et que l’appel à Marx ou à une théorie économique de la sexualité et de la reproduction humaine ne suffit pas à rendre compte de phé nomè nes si complexes. Les modes de jouissance et de ré pression de nos prédécesseurs n’ont peut-être pas toujours à envier au rationalisme qui triomphe aujourd’hui, un peu tristement.

Les ré serves ne concernent donc pas l’intuition gé né rale, quoiqu’il soit sans doute difficile de nier l’existence historique de formes de ré pressions et de violences moins ré pandues aujourd’hui, mais la démarche. Quatre problèmes me semblent posés, qui peuvent aller jusqu’à remettre en cause le projet ou conduire à des résultats inverses de ceux souhaités. Il s’agit de l’utilisation de l’histoire ; du choix de la sexualité comme objet théorique ; d’une conception totalisante du pouvoir et de la production d’un discours global, qui devient celui de la vérité et du sens.

L’histoire

Le premier problè me est classique. C’est celui de l’analyse historique, et plus pré cisé ment celui de l’utilisation de concepts et d’instruments forgés dans le présent et projetés sur des situations et problèmes du passé. L’étude du passé est un moyen fondamental de distanciation, mais pour éviter qu’elle ne cautionne seulement des analyses actuelles, il faut un certain nombre de conditions qui ne sont pas réunies ici. Car ce que tout le monde cherche, et encore plus dans un domaine comme celui-ci, c’est une grille d’interprétation pour aujourd’hui. Et c’est bien dans ce sens qu’est déjà lu ce livre.

Or l’histoire semble ici parler d’elle-même. Comme si le travail de l’historien avait simplement consisté à trouver des documents et à les lire, pour que se dégage clairement ce qui a si longtemps été masqué, à savoir que, de sexualité, il n’en a jamais été tant parlé et exhibé que dans notre Occident chrétien, depuis le xviiie siècle. Nulle part ne sont exposés le cadre d’analyse, les hypothèses et les questions de départ qui ont justifié un tel voyage dans le passé. Et, comme cette parole du passé ressemble étrangement aux questions que l’on se pose aujourd’hui, on a l’impression que celui-ci en est simplement le prolongement. Dans ce temps indifférencié, l’histoire vient comme pour dire quelque chose sur notre présent, sans avoir à subir les.page1image4872960

contraintes et aléas d’une interprétation sur des événements contemporains vis-à-vis desquels tout auteur n’a d’autre distance que l’effort d’analyse. L’étude du passé devient une sorte d’inscription en creux d’une problé matique actuelle, mais absente, des rapports entre les discours du pouvoir et de la sexualité. Pour éviter ce glissement et cette généralisation il aurait fallu placer très rigoureusement un certain nombre de bornes.

De l’absence de référence aux hypothèses de départ permettant de comprendre pourquoi l’auteur s’intéresse de cette manière à l’étude des textes et du passé, il résulte que le lecteur, piégé, est obligé de suivre l’auteur et d’agréer (ou refuser) une thèse qui finalement n’a pas été exposée. Or la personnalité de celui-ci et le sujet traité peuvent laisser penser que ce travail, qui comme tout travail thé orique n’est qu’une interpré tation, deviendra bientô t le credo et la grille d’analyse, non du passé, dont tout le monde se fout, mais du présent. Car c’est pour ici et maintenant qu’on veut comprendre, « savoir » et expliquer.

La projection de notre manière d’aborder le problème sur le passé se voit par exemple dans l’usage massif d’une conception de la sexualité telle que nous l’entendons et la connotons aujourd’hui. Les textes sont lus comme si le cadre de référence culturel, social, moral, religieux impliquait un abord de ces questions identiques à celui que nous en avons. De plain-pied avec ce passé si actuel, on ne voit aucune rupture ou différence. Il est pourtant difficile de nier, aussi loin qu’on veuille faire remonter le triomphe de notre façon de dire ou de contrôler la sexualité, l’existence d’autres facteurs et dimensions extérieurs à notre vision actuelle. Du rapport à la nature, à la manière de vivre et d’exprimer les sentiments, aux références symboliques, aux catégories de sexe, aux valeurs religieuses et à d’autres facteurs auxquels nous ne pensons sans doute plus, il a bien dû exister des dimensions qui cassent cette conception trop homogène et « moderne » de la sexualité.

Le silence sur tout ce qui fait de l’ailleurs du passé une référence aboutit à une vision non contradictoire. La prise en compte de tous les facteurs hé té rogè nes é clairerait les crises et conflits entre forces sociales, systèmes de valeurs et représentations du monde à travers lesquelles s’est progressivement dégagée notre conception actuelle de la sexualité. Cette évocation dramatique et en « relief » du passé ferait apparaıt̂ re les nombreux ratés de cette histoire des asservissements. Car la pugnacité des pouvoirs n’a peut-être eu d’égale que les résistances qui s’y opposèrent. Et hier n’est sans doute pas la suite d’aujourd’hui.

Tout s’organise trop clairement. Dans ce grand continuum historique qui commence au xviiie et finit on ne sait quand, la liaison sexualité-pouvoir semble parfaite. Tous les changements, y compris l’industrialisation, l’urbanisation, les progrès médicaux semblent n’en avoir pas modifié la logique, mais au contraire l’avoir renforcée. On voudrait d’ailleurs savoir pourquoi la rupture estauxviiiesièclequand«naıt̂ uneincitationpolitique,économique,techniqueàparlerdusexe» (p. 33). Affirmer aussi qu’à partir de cette é poque le problè me de la population devient central ne paraıt̂ pas clairement é tabli. N’est-il pas vrai de toute socié té qu’« entre l’EX tat et l’individu le sexe est devenu un enjeu public » (p. 37) ? On aimerait également comprendre comment le thème de l’individu qui prévaut à partir de cette époque et qui va jouer un rôle capital dans ces questions, comme dans la pensée philosophique et politique en bouleversant les systèmes de références, de valeurs, l’organisation sociale, s’est articulé avec ce discours sur la sexualité .

De même, on souhaiterait des précisions sur la naissance de ce « biopouvoir » qui joue sur la vie et pas seulement sur la mort, car avec des formes différentes, liées aux modèles culturels et aux connaissances existantes, on avait l’impression que le pouvoir depuis toujours jouait sur les deux à lafois(p.181sq.).N’est-cepasdepuislongtempsque«lesdisciplinesducorpsetlesrégulations de la population constituent les deux pôles autour desquels s’est déployée l’organisation des pouvoirs sur la vie » (p. 183) ?

Ce qui est difficile à comprendre ici, ce sont les raisons pour lesquelles ces problèmes acquièrent selon l’auteur une signification particulière à partir du xviiie siècle, il s’agit moins d’un problème de preuves que d’hypothèses.

Quant à la démarche rationnelle et scientifique, si on peut la voir cheminer depuis deux siècles, ses victoires n’ont pas toujours été faciles, ni depuis longtemps acquises. Il y eut des à-coups et des oppositions, en particulier dans ce domaine où le pouvoir spirituel et social de l’EX glise n’a é té ébranlé que récemment. Que l’on songe par exemple à la nature des arguments dans les débats et conflits en Europe occidentale au cours des vingt dernières années à propos de la légalisation des techniques de contraception et d’avortement.

Alors, peut-on dire que fonctionne de la même manière depuis le xviiie siècle la référence scientifique comme principe de pouvoir ? Une interpré tation du passé qui montre trop l’unité avec le présent facilite surtout pour ces questions une vision unilatérale, explicative, unificatrice.

Si le sexologue d’aujourd’hui a eu de nombreux prédécesseurs dans l’ordre de l’autorité et du contrôle, on ne peut cependant pas affirmer qu’il n’y a aucune différence entre lui et eux. Les ré fé rences et principes de lé gitimité se sont transformé s ainsi que les modè les de rationalité et les manières de s’y référer. C’est bien dans les déplacements, glissements et ruptures que sont à comprendre les rapports subtils entre discours du pouvoir et discours de la sexualité .

Au nom de quoi dire que nos sociétés modernes sont celles où l’on parle le plus de sexualité ? Y constater une multiplication des discours et « dispositifs » ne suffit pas à l’affirmer, car il s’agit simplement du repérage de phénomènes avec nos critères actuels. Rien ne dit que les sociétés antérieures ne « parlaient » pas autant de sexualité, mais d’une manière qu’on ne saisit plus. Reconnaıt̂ re le passage, pour la sexualité, du domaine de la loi à celui des discours et dispositifs ne permet pas, comme le fait l’auteur, d’affirmer qu’elle ait une plus grande place.

On peut supposer que toute société, à sa manière, depuis toujours, réglemente les lieux, formes, placesetpouvoirsdudiscourssurlasexualité.Ets’ilparaıt̂ importantaujourd’huidemontrerque celle-ci n’a pas été autant réprimée qu’on a bien voulu nous le faire croire dans les schémas sécurisants de la « libération sexuelle », ce n’est pas pour autant que l’idée inverse est vraie, à savoir qu’il n’en a jamais été autant question.

Il ne faut pas confondre le moment où l’on reconnaıt̂ les formes de nomination, organisation, ré pression de la sexualité similaire aux nô tres avec une analyse qui dé montrerait la place centrale reconnue à la sexualité.

La sexualité

L’un des objectifs du livre est de montrer que le sexe n’a é té caché que pour mieux en parler. Mais l’hypothèse implicite est que la sexualité existe, et que c’est la même chose pour chacun1. Or ce n’est pas parce que tout individu a une expérience de la sexualité que cela suffit à la constituer, telle quelle, en objet théorique. Il n’y a pas de lien direct entre l’espace de la vie et celui de l’interpré tation, entre l’expé rience que chacun a de la sexualité , les mille et une maniè res que nous avons d’en parler dans la vie de tous les jours et ce qu’il en est comme objet théorique. C’est tout le problème de la différence entre le discours quotidien et celui qui a une vocation théorique et explicative. Surtout lorsqu’il s’agit de rapports sociaux et de questions humaines.

En comprenant comment et pourquoi, et avec quelles hypothèses un auteur s’intéresse à tel problème spécifique, le lecteur conserve sa liberté d’appréciation. Si le discours d’interprétation semble ré sulter directement de celui de l’expé rience, comme s’il en é tait la suite ou le sens, il risque de se comporter en discours de la vérité et en idéologie.

Si ce problème des conditions de production du discours théorique n’est ni nouveau ni spécifique à la sexualité , il a cependant ici deux particularité s. D’abord, et l’auteur le dit lui-mê me, du fait de la fonction qu’occupe actuellement la sexualité comme lieu de la vérité. Ensuite à cause du changement de place de la sexualité, et du dis- cours y afférant dans notre société.

Concernant la sexualité, chacun « se débrouille » au niveau personnel, naviguant entre sa personnalité, ses fantasmes et désirs et les systèmes de valeurs. Cependant, on ne se contente en général pas de ce bricolage per- sonnel, et l’on recherche ailleurs la vérité et l’explication ultime qui devraient nous permettre enfin de « com- prendre ». C’est dans ce passage d’un plan à l’autre que se pose le problème des conditions de production d’un dis- cours explicatif. EXtablir un lien direct entre ces diffé rents discours ou une correspondance claire est sans doute le rê ve de chacun pour retrouver l’insaisissable unité du réel, mais c’est aussi le risque de s’aliéner dans le discours de l’autre, surtout si celui-ci se pré sente sur un mode thé orique, à vocation universelle.

La seconde particularité concerne la place qu’occupe actuellement la sexualité dans notre socié té . La voilà reconnue, banalisée, légitimée à travers les lois autant que dans les actes et le commerce. Une des conséquences est que tous les propos ont maintenant une place, y compris les plus radicaux, dè s lors qu’ils partent de cette « ré alité » : la sexualité , sa libé ration ou son contrô le.

Les espaces et les marchés ouverts sont infinis, à la mesure des questions que nous nous posons à ce sujet. Dans ce concert quel peut être l’impact d’une histoire de la sexualité ? Sa place n’est-elle pas dé jà dessiné e dans ce vaste puzzle en reconstruction ? Et mê me si elle est à rebrousse-poil des idées dominantes ? Dès lors qu’il n’y a pas de précautions dans l’usage du mot sexualité et que ne sont pas rappelées les ruptures entre les différents modes de discours y afférant, celle-ci se voit réifiée, dans le même temps où elle est nommée.

C’est à cette question que l’on est confronté en lisant le livre de Michel Foucault. Ne sont pas exposées les ques- tions que l’auteur s’est posées au début de sa recherche, ni la manière dont il a construit son objet d’étude. Le lecteur, n’étant jamais obligé de faire un effort de distanciation entre sa vision de la sexualité et celle vé hiculé e dans le texte, est tenté d’importer telle quelle cette explication théorique et de la faire sienne. D’autant que l’auteur, en parlant de la sexualité de manière si naturelle, c’est-à-dire si proche des connotations que chacun en a dans la vie quotidienne, nous conforte dans l’idée que « nous sommes de plain-pied ». Comme si chacun parlait de la mê me chose et que discours quotidien et thé orique se suivaient ou se correspondaient. La conséquence de cette démarche est de faire de la sexualité une sorte de « réalité », définie par un certain nombre de caractéristiques, que l’on retrouverait chez chaque individu. C’est même sur cette ambiguıẗ é que s’impose actuellement le discours sexologique. De ce que chacun a une expérience de la sexualité, on déduit que certains sauraient ce qu’il en est d’un point de vue général.

Dans le livre, il y a comme un accord tacite entre l’auteur et le lecteur sur ce qu’il faut entendre par sexualité et sur la maniè re d’en disserter. Or la ré pé tition des mots sexe et sexualité ne pré juge en rien que l’on sache de quoi l’on parle, ni d’ailleurs qu’on en parle effectivement, ni même qu’il faille en parler ainsi. Tout fonctionne ici comme si la sexualité existait objectivement, et faisait partie de la réalité. D’ailleurs, pour montrer qu’il y avait de la sexualité partout, Michel Foucault est contraint de démonter tous les actes de la vie quotidienne, pour bien dégager qu’« elle » est au centre de tout le fonctionnement social, de la loi à l’interdit, du travail à la médecine.

Qu’apporte une telle démarche exhaustive qui d’ail- leurs consiste à traquer et faire avouer tous les textes et récits (p. 78 sq.) exactement de la même manière que celle dont l’EXglise et ses successeurs s’y sont pris pour contrô ler ce que du sexe on disait et vivait ? Faire la même chose : tout nommer pour tout normer.

Ce travail de dépistage de toutes les activités où serait à montrer qu’il réside « de la sexualité » inquiète. Si l’auteur trouve sans doute plaisir à ce travail de fouille, le lecteur, lui, se sent mal à l’aise, indiscret dans cette procé dure d’aveu appliqué e aux textes et dont on annonce qu’elle sera au centre des cinq livres prochains. Des femmes aux enfants, en passant par la démographie, l’hygiène et les « perversions », jamais n’aura été tendu un aussi fantastique filet pour traquer ce qui est appelé sans réserve « la sexualité ». Qu’est-ce si ce n’est produire un discours aussi totalitaire que celui que l’on veut combattre ? En saura-t-on davantage pour autant ? Et que signifie ce savoir ?

Si l’obsession du pouvoir est d’essayer désespérément de circonscrire, définir, territorialiser, organiser positivement la sexualité en un ensemble de gestes, mots, discours : est-ce qu’une démarche critique doit se situer dans le même espace, et utiliser les mêmes méthodes ? Faut-il soi-mê me produire un discours qui suppose l’existence « ré elle » de la sexualité ?

Il en est de même pour le corps, au sujet duquel est souvent rappelé comment les livres suivants montreront les différentes techniques de dressage et d’asservissement dont il a été l’objet (cf. p. 190 sq.). Mais cela repose sur la mê me hypothè se que pour la sexualité , à savoir que le corps existe, en tant que tel, comme objet d’analyse. On passe directement et sans nuance du corps, comme expé- rience individuelle, mais déjà si difficilement « communicable » au corps sujet et objet théorique. Inutile de préciser les conditions pour en parler, ou les différentes acceptions tant il paraıt̂ évident et de bon sens que le corps ça existe « naturellement ». Comme la sexualité sans doute…

Distinguer ensuite le corps et la sexualité de la bourgeoisie de ceux du prolétariat (p. 163 sq.) ne change pas la nature du problème puisqu’on passe d’une « réalité » à deux ou à plusieurs. Il pourrait y en avoir autant qu’il y a de groupes et de minorité s.

Le pouvoir

Pour la notion de pouvoir on retrouve les mê mes difficulté s, quoique l’effort de dé finition soit plus précis(cf.p.121-128).Delapage107à lapage128,denombreusesexplicationssontdonnéessur ce qu’il faut en entendre, ainsi que de ses rapports avec la sexualité. Mais il va quand même de soi que sexualité et pouvoir sont du même ordre, appartiennent au même plan, car ne sont jamais définies les conditions de leur rencontre, ni ce qu’ils sont censés représenter l’un et l’autre.

Pour Michel Foucault, la théorie classique du pou- voir fondée sur la loi, la hiérarchie et la « repré sentation juridico-discursive » est inadé quate à rendre compte du rapport pouvoir- sexualité, puisque, dans ce domaine, la spécificité vient justement de ce que le pouvoir agit positivement et au travers de nombreux « dispositifs » et « technologies » qui font éclater les représentations classiques que nous en avons. Mais toute dimension répressive du pouvoir ne s’accompagne-t-elle pas, en général, d’une dimension intégrative ?

Quels sont les effets spécifiques d’une théorie qui prétend montrer que le pouvoir ne fonctionne pas seulement par les lois, les institutions, l’EXtat, etc., mais aussi par un ensemble de forces complexes et toujours en mouvement ? S’il s’agit d’aller au-delà de ce que chacun perçoit déjà, à savoir que la force et l’origine du pouvoir sont ailleurs que dans les institutions qui n’en sont que la trace, il faut une construction théorique qui échappe à la tautologie sexe- pouvoir. Sinon on risque d’être renvoyé en permanence de l’un à l’autre. L’auteur souligne d’ailleurs lui-même cette difficulté « Cette histoire de la sexualité ou plutôt cette série d’études concernant les rapports historiques du pouvoir et du discours sur le sexe, je reconnais volontiers que le projet en est circulaire, en ce sens qu’il s’agit de deux tentatives qui renvoient l’une à l’autre » (p. 119).

Dans la problématique choisie, il ne suffit pas de montrer que le discours du pouvoir sur le sexe s’est constitué au travers du discours du pouvoir comme producteur de vérité, il faudrait montrer que l’un n’est pas l’autre.

Si les quatre règles selon lesquelles fonctionne le discours du pouvoir pour Michel Foucault : immanence, variations continues, double conditionnement, polyvalence tactique des discours (cf. p. 128-132) apportent des précisions, on reste un peu ébahi devant l’immensité de l’entreprise. D’autant que les nouvelles caractéristiques du pouvoir (cf. p. 57 sq) ainsi que la définition qu’il en donne (p. 121-122) aboutissent à une conception sans limites de celui-ci1.

Il n’y a plus rien d’autre que du pouvoir et du sexe, qui susurrent et tournoient inlassablement. Finalement on ne sait plus quoi faire, on n’y croit plus. Ici, rien de contradictoire, ni rien d’autre d’ailleurs ! Mê me pas quelque chose, par exemple, qui é chapperait à cette totalitaire démonstration. Des fuites, ou pourquoi pas des sentiments, du désir, des diables, des anges, des utopies, un ailleurs innommable ou une moralité quelconque, enfin quelque chose pour briser ce fascinant, mais vite lassant ballet, pouvoir-sexualité . Entre ce qu’est le pouvoir et ce qu’il n’est pas (cf. p. 123, 124, 125), il ne manque rien, il y a tout.

L’intérêt n’est pourtant pas de savoir qu’on est piégé un peu, beaucoup, passionnément…, mais d’essayer de comprendre comment fonctionnent un tel pouvoir et les moyens de se décaler par rapport à sa logique. Ai quelles conditions un discours peut-il y contribuer ? Sinon le démontage des mille et uns arcanes du pouvoir n’apporte rien que le plaisir de la dé monstration et celui de se savoir piégé.

En montrant comment fonctionnent les ré seaux et multiples interactions de pouvoirs, on en arrive à une vision systématique où disparaissent adversaires, enjeux, conflits et tout le processus historique créé par leur jeu réciproque. Parler d’un pouvoir pluriel et omniprésent ne transgresse finalement pas l’idée de l’unité de celui-ci.

Ai lire La Volonté de savoir et sans préjuger des cinq livres à venir, on a le sentiment que Michel Foucault applique à la sexualité, sans modification fondamentale, la méthode d’analyse utilisée à propos du discours médical, carcéral, psychiatrique. L’analogie est-elle possible ? Ces domaines, mê me s’ils dé bordent le cadre des lois et de l’EX tat, ont depuis longtemps une ré alité institutionnelle, et sont l’objet de conflits. Partie intégrante de la pratique sociale, possédant une dimension symbolique suffisante pour être l’occasion de discours qui s’échangent et s’opposent, ils structurent le champ des conflits et constituent des positivités.

En est-il de même pour la sexualité ? L’auteur pour appliquer sa méthode d’analyse, n’est-il pas obligé de postuler la positivité de la sexualité ? Bien sûr, les phé- nomènes de sexualité n’ont jamais é chappé au contrô le social, mais les modalité s de celui-ci ne relevaient pas directement du registre institutionnel et ne s’exerçaient pas de la même façon. S’il a toujours existé des lois, elles étaient dans l’ensemble limitées et restrictives. Ce n’est que depuis une trentaine d’années que ce domaine devient l’objet d’un droit positif. Ai côté d’un certain nombre d’interdits, s’organise maintenant une législation complexe, de la contraception à l’avortement, au conseil conjugal et familial, et demain à la sexologie.

Pour la première fois, à cette échelle, s’institutionna- lise le champ de la sexualité au travers des professions ad hoc, des systèmes de formation, des financements, des institutions… C’est donc seulement maintenant que la sexualité est organisé e socialement sous des formes qui ressemblent àcellesquel’onconnaıt̂ pourlesdomainespsychiatriquesetmédicaux.Mais,au-delàdesformes, subsiste le problè me de savoir s’il n’y a pas une spé cificité aux questions de sexualité , tant dans la manière dont il faut en faire un discours théorique et en comprendre les dimensions sociales, qu’en ce qui concerne leurs rapports avec le discours du pouvoir.

On retombe sur un problème précédemment évoqué. C’est bien parce que l’auteur suppose que la sexualité a une objectivité repérable et identique pour chacun qu’elle peut, au même titre que toute autre pratique sociale, être analysée dans ses rapports avec le pouvoir. Mais si la sexualité n’est pas cette « réalité », on peut faire l’hypothèse qu’il faudrait à chaque fois préciser les conditions pour qu’elle soit l’objet de discours. Et si elle ne s’aborde pas directement, il en est probablement de même en ce qui concerne l’étude de ses rapports avec le champ institutionnel. Cela conduit au quatriè me problè me, qui d’une certaine maniè re relie les trois pré cé dents, à savoir celui du sens d’un récit qui fonctionne ici comme discours de la vérité.

Le sens

Le texte regorge de pouvoir, de sexualité et d’histoire. Or ce vaste tableau auquel il ne manque rien, de la pastorale chré tienne à la psychanalyse, ressemble beaucoup à un discours d’ordre. Tout y est bien lisse, homogène et mène à un vaste travail de dépistage qui peut d’ailleurs être sans fin.

Parti pour dénoncer ceux qui font de la sexualité un ensemble de discours, savoirs, producteurs delavérité,MichelFoucaultrisqued’enarriverà fairelamêmechose.Letextedanssonensemble agit comme discours de vérité, producteur de sens. Mais pas de n’importe quel sens, puisque celui dont il est question c’est le sens du discours sur le sexe qui à son tour est censé être celui de la vérité. Et comme, en outre, il s’agit du discours du sexe dans ses rapports avec celui du pouvoir, et dans une perspective historique, on comprend qu’il ne manque rien…

Discours, sexe, pouvoir jouent ici à colin-maillard. Ai travers mots, images, « technologies », dispositifs, histoires, analyses, se dessine la tentative infinie de construire une explication thé orique des rapports entre pouvoir et sexualité . Le problè me fondamental reste bien alors celui du mode sur lequel peut être produit un dis- cours à vocation théorique et applicative sur le sexe. Ce n’est pas de parler de sexualité qui est en cause, car de cela et sous de multiples formes, les ê tres humains en ont toujours parlé . Mais de ce discours bien particulier dont l’objectif est de faire une démonstration et de fournir une explication théorique aux phénomènes de sexualité. Quel peut être sur un sujet pareil le statut d’un discours qui n’est ni un témoignage personnel, ni une création imagi- naire, ni un récit, ni une méditation ?

C’est le problème du genre littéraire, du mode de référence et du principe de légitimité. Au moment où les propos à vocation générale sur le sexe se multiplient, à quelles conditions théoriques et pratiques en produire un qui ne s’ajoute pas à la montagne de ceux existants ? Comment éviter qu’il se transforme en idéologie de la vérité ? La manière de dire quelque chose dans ce domaine n’est-elle pas aussi importante que ce qui est dit ?

Dans l’inflation actuelle, le silence est sans doute une possibilité pour échapper à cette spirale des mots et du sens qui s’accumulent pour essayer de tout dire, tout expliquer, tout théoriser. Il est cependant nécessaire de ne pas rester indifférent aux changements en cours, surtout si nombre d’entre eux conduisent à la mise en place d’une légitimité scientifique, rationnelle qui ne paraıt̂ pas moins normative que celle qu’elle remplace. La question est bien d’agir pour que la confuse et fragile aspiration à d’autres relations interpersonnelles n’échoue dans ces différents modèles qui se constituent.

Le discours des sciences humaines ne relève-t-il pas trop de cette légitimité pour pouvoir s’y opposer ? Est-ce sur ce mode que l’on peut combattre une nouvelle logique dominante qui elle aussi est historique, thé orique, analytique ? Les discours critiques ou d’é mancipation peuvent-ils utiliser les mêmes modes, logiques et références que le discours des « nouveaux pouvoirs » qui se mettent en place ?

Autrement dit, la critique ne consiste pas seulement à reprocher à l’auteur de n’avoir pas suffisamment exposé son cadre d’analyse, ses hypothèses, ses questions de départ. Cela aurait certes permis au lecteur d’avoir des points de repè re pour relativiser ce livre dont la démonstration fort rigoureuse risque d’accentuer le caractère « effet de vérité ». Elle va au-delà de ce problème théorique déjà fort difficile à résoudre, pour toute personne qui produit un discours global sur ce sujet et conduit à deux questions qui nous concernent tous : le désir de trouver dans et par un texte, critique ou non, le sens du réel et de la sexualité ; la croyance que c’est dans une construction théorique que ce sens réside.

Le problème est d’autant plus compliqué que la solution ne consiste pas – et l’auteur le dit lui- même très nettement – à retrouver la « subversion du désir » ou la « spontanéité sociale » qui sommeilleraient derrière la répression de la théorie, des institutions ou de la loi.

Ce commentaire a pour objet d’interroger une dé marche qui à force de « volonté de savoir » risque d’aboutir aux résultats inverses de ceux souhaités. Comment aujourd’hui dire quelque chose à propos de la sexualité ? Comment sortir de la logique de l’explication ?

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