Dominique Wolton

Déconfiné, peut-être, mais avec la hantise de croiser l’autre, le passant, celui qui peut devenir instantanément mon ennemi parce qu’il va m’infecter. L’autre est là, visible, devenu menaçant. Hier, finalement caché par mon confinement, il était moins dangereux, chacun était dans sa bulle. Tout a basculé. Et l’on retrouve les masques, qui ont furieusement manqué. Les masques d’aujourd’hui ou la symphonie des menaces. Ils protègent moins qu’ils ne rappellent qu’on est toujours dangereux… D’autant qu’on s’était habitués à ce temps indéfini dans lequel, un peu alanguis, on a sommeillé, sans rien faire finalement de tout ce qu’on rêvait d’entreprendre. Peut-être parce que ce temps imposé était aussi un temps confisqué ?

Bref, hier, il y a très longtemps, avant le virus, on croisait des gens avec leurs bigoudis électroniques, les yeux dans le vague. Aujourd’hui, on les croise toujours, avec les mêmes bigoudis, mais dès qu’ils nous voient, ils font un pas de côté, et parfois beaucoup plus, tout en gardant les yeux dans le vide pour ne surtout pas croiser les regards. On ne sait jamais. Aujourd’hui il faut s’éloigner de tous. On a enfin l’autorisation sanitaire, juridique et psychologique de se méfier de l’autre. Cette méfiance, liée à l’effroi ressenti, est grave car elle va bien au-delà de la santé. Elle concerne notre rapport à l’autre, ce qui fonde une société : cohabiter même si on n’a rien à se dire. Aujourd’hui, la menace envahit tout. Déjà qu’on ne se parlait pas beaucoup ; on peut imaginer ce qu’il pourrait se passer…

Déconfinement, où est ta victoire… ?

À l’opposé, la technique angoisse moins que l’autre, l’inconnu, que l’on croise. L’interactivité technique dépasse et « améliore » la communication humaine. Et l’écran nous évite apparemment d’être seuls. Alors pourquoi ne pas s’enfermer plus longtemps dans le télétravail, tout en étant connecté au reste du monde ? Finalement, ce serait l’idéal : connecté et enfermé. Seul chez soi, on est protégé. On préfère être surveillé et contrôlé, que contaminé par une liberté sans contrôle. Sauf les enfants, qui ont beaucoup souffert de l’enfermement. Mais ils n’avaient rien à dire. On savait pour eux. D’ailleurs, la souffrance humaine, on n’en a pas beaucoup parlé. Ce n’était pas le moment. Il fallait « tenir ». Tout était quantitatif, jusqu’au décompte journalier des morts. Et toutes les douleurs humaines vont être reportées à plus tard. En tout cas, le déconfinement n’a pas beaucoup rassuré, car dehors, avec les autres, on est en danger. Il suffit de voir les comportements agacés et impatients dans les magasins et les transports publics. Chacun se surveille, l’autre n’est pas le bienvenu. Ah, si on pouvait être seul. Surtout ne pas se rapprocher ni se toucher. Le virus a raison de tous nos désirs.

Photo Andriyko Podinyk

Il y a cinq sens à la communication (vue, voix, odorat, goût, toucher). Avec le Covid-19, nous avons perdu le plus important : les gestes, le contact. D’ailleurs, le mot s’est imposé : il faut de la « distanciation sociale ». Inventer une vie sans contact. La liberté retrouvée mais amputée. On réalise ainsi que la santé n’est pas la société et que celle-ci est beaucoup, beaucoup plus complexe. D’ailleurs, c’est ce que disent les médecins et les scientifiques lucides : la politique est bien plus compliquée que la science ou la médecine. Le plus difficile, de loin, c’est la politique, car il s’agit des hommes dans leur infinie complexité et qu’il n’y a jamais de progrès garanti. La société, ce n’est finalement pas comme les cartes de crédit, du « sans contact ». Ah tous ces gestes, ces baisers, ces rapprochements, inutiles et dangereux, qui permettent pourtant de se retrouver, de sortir de l’emprise technique et de la peur de l’autre. Déconfinement, où est ta victoire?

Encore une chose. Nous, les citoyens ordinaires, nous subissons tout cela sans être pourtant coupables de quoi que ce soit. Nous n’avons pas à payer pour les responsables de cette catastrophe, qui, comme par hasard, sont d’ailleurs introuvables. Cette politique a pourtant duré plus de 20 ans, à droite comme à gauche. Ce n’est pas de notre faute s’il manque des masques, des tests, des lits. Bien sûr on avait entendu les revendications des professionnels de la santé, mais on ne s’attendait pas à une telle catastrophe. Et pourtant on ne dit rien. Depuis le début on est extrêmement sages, sérieux, prudents, obéissants, peu contestataires. Simplement on en a assez de cette soi-disant transparence promise et affichée par les pouvoirs publics. D’abord parce qu’il faut toujours se méfier de ceux qui s’annoncent vertueux et transparents, et aussi parce qu’on découvre l’ampleur des dissimulations, des omissions, petites ou grandes. Voire des mensonges. Bref, malgré cette absence de « transparence » et malgré cette multiplication sans fin de points de presse et des séances interminables de questions-réponses, on a obéi. Même si les autorités continuent hélas à nous infantiliser et à nous faire peur, avec la pandémie et les mesures de répression, « si on n’obéit pas, ou pas assez ». D’autant que semaine après semaine, malgré le ton martial et rationnel, on constate que les pouvoirs publics y vont souvent à l’aveuglette. Pourquoi pas, mais afficher au moins une modestie indispensable. Et parfois oser dire « on ne sait pas » plutôt que de se réfugier derrière ces modélisations inévitablement discutables.

« Ah les Gafa, nos vrais protecteurs »

Pourquoi alors être traités comme des enfants irresponsables quand les pouvoirs publics ne font aucune autocritique à propos de leur responsabilité ? Pourtant, on n’est pas idiot. On sait que tout cela est très dangereux. Simultanément, nous sommes inondés d’informations, de rumeurs, sans oublier les innombrables et définitifs discours des « spécialistes et experts ». Quant aux chaînes d’information, elles ont imposé leur rythme fou. C’est comme si l’information devait aller aussi vite que le virus. Mais ni la santé ni la politique ne peuvent, ni ne doivent, suivre une telle vitesse. Il n’y a pas « du neuf toutes les trois heures ». Résultat ? Tout le monde se trouve saoulé par l’information, avec la tentation de sortir de la lessiveuse. Le fameux « droit de savoir des citoyens » a bon dos. Et puis, on devine aussi, derrière le désastre sanitaire et la crise politique, combien se légitime et se renforce le pouvoir des Gafa. Si ça continue, ce seront eux qui seront les maîtres d’œuvre de nos sentiments, libertés, échanges, émotions, traçabilités en tout genre… Nos libérateurs… Les deux mots de la modernité et de la vérité ? On est « sans contact » et « en ligne ». En rajoutant peut-être l’interactivité. Avec ces trois mots magiques, on est protégés. Et tout cela, c’est pour notre bonheur, notre santé. Sans parler des indécents bénéfices mondiaux des Gafa. « Ah les Gafa, nos vrais protecteurs.»

Où sont les responsables ?

Mais attention, ces Français, étonnement sages, pourraient en avoir assez de payer pour les autres, d’être pris pour des demeurés qui ne comprennent rien aux dangers. D’autant que la catastrophe folle des Ehpad-mouroirs relevait aussi de la responsabilité des pouvoirs publics.

On constate la même irresponsabilité publique en ce qui concerne l’économie. Elle a été littéralement mise au point mort. Quand repartira-t-elle ? « On ne sait rien de précis », « il faut attendre », « c’est trop tôt ». Le monde entier est dans la même situation et tout le monde se surveille et s’immobilise. Comme aux Marquises. La seule chose que l’on sait : « ce sera épouvantable, il faudra beaucoup travailler, travailler et se sacrifier ». Mais finalement, n’est-ce pas les plus petits qui paieront comme très souvent le plus cher ? Et puis, d’où vient cette certitude sans cesse répétée que « plus rien ne sera comme avant » ? Qu’en savent-ils, ceux qui nous sermonnent à longueur de journée cette vision catastrophique le futur ? Et qui ne sont naturellement pas pour rien dans la situation actuelle. Il faudra bien sortir de ce catastrophisme dominant, redescendre sur terre, relativiser, être un peu plus raisonnable, modeste, et surtout enthousiaste. En outre, toutes ces prévisions catastrophiques sont vraiment sympa pour la jeunesse. Celle-ci est en jachère complète. D’ailleurs, on ne s’est pas beaucoup occupé du malaise des jeunes et des étudiants. Tous laissés sur le carreau. Est-ce sérieux et crédible de dire que « rien ne sera plus comme avant » ? Au nom de quoi ? Qu’aurait-il fallu dire alors en 1945 ? Comparer, contextualiser, est indispensable pour relativiser et comprendre. La jeunesse, non seulement on lui condamne son avenir mais on lui dit en plus qu’elle devra beaucoup travailler pour payer les erreurs qui ne sont pas les siennes. Pourquoi une telle injustice ?

Il faudra bien un jour réfléchir à cette folie humaine qui d’un seul coup, comme cela ne s’est jamais produit dans l’Histoire, a décidé d’arrêter toute l’économie mondiale. Comment a-t-on pu en arriver là ? Comment un tel passage à l’acte, si baroque et si tragique, a-t-il pu se produire ? Où est l’autocritique ?

Bref, les gentils et sages Français pourraient commencer à en avoir assez. Et beaucoup d’autres peuples avec. L’obéissance a ses limites. Ce n’est pas parce que les peuples ne disent rien qu’ils approuvent. Et les inonder d’informations et de menaces ne suffit pas à créer la confiance, ce bien si précieux et si rare en politique. Les récepteurs résistent silencieusement. « Informer n’est pas communiquer. » Tout cela pourrait bien virer à la colère et, comme chacun le sait, les révoltes sont toujours inattendues.

Respecter les soignants, bien sûr, ils le méritent, mais il y a eu tellement d’hypocrisie… Peut-être faut-il aussi remercier les citoyens, responsables de rien, mais qui devront payer, payer… Attention à la démocratie « sans contact »…

Laisser un commentaire